Le conseil d’Etat vient d’allumer une mèche qui pourrait faire beaucoup de dégâts dans l’audiovisuel français. Par une décision du 13 février, il considère que les obligations de respect du pluralisme d’une chaine de télévision doivent être évaluées sur la base du temps de parole de tous les intervenants (invités, chroniqueurs et présentateurs) et pas seulement des personnalités politiques intervenant sur la chaîne.
La porte est ainsi fermée à la montée en puissance de chaines ou de radio d’opinion, comme il existe de la presse écrite d’opinion. Cette décision, prise sur le cas d’espèce de CNews, vise bien entendu le groupe Bolloré, qui a une stratégie assumée de transposer à la radio et à la télévision, ce qui existe dans la presse écrite. Mais ils seront loin d’être les seuls à être touchés. Je pense notamment à France Inter et France Culture, où c’est parfois seulement le pluralisme des différents courants de pensée de la gauche, qui est représenté !
En fixant cette injonction au régulateur, le juge administratif lui impose de définir des critères objectifs et concrets, avec des limites claires entre ce qui est « pluraliste » de ce qui n’est plus. Car s’il faut sanctionner, il faut que les règles soient claires et prévisibles. Malheureusement, les magistrats se sont défilés au moment de donner le mode d’emploi, laissant l’Arcom se démerder seule (et en six mois) pour fixer la frontière, se réservant le droit de venir dire son mot a postériori, lors de contentieux ultérieurs qui ne manqueront pas de se produire. Je n’aimerais pas travailler à l’Arcom en ce moment.
Une autorité publique va donc se retrouver en position de devoir définir où commence et s’arrête « le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion ». Je lui souhaite bon courage, car on nage en pleine subjectivité : quelles sont les critères retenus pour définir les courants de pensée ? Lesquels auront voix au chapitre ? Quelles pondérations mettre en place pour assurer cet équilibre ? Comment classer les intervenants dans ces courants de pensée ? Le tout (on ne rigole pas) dans le « respect de la liberté éditoriale de la chaîne » !
C’est tout simplement mission impossible, et dans le contexte de tensions politiques, cela va générer des nids à contentieux qui vont complètement emboliser le régulateur, si on le laisse gérer cela tout seul. L’intervention des politiques, qui ne manqueront pas de vouloir légiférer, risque encore de bordéliser davantage le dispositif, en rendant illisible ce qui pouvait encore l’être.
Derrière, la contagion pourrait atteindre la presse écrite. Même si elle n’est pas « régulée », certains risquent de s’amuser à la lire à l’aune des critères élaborés pour l’audiovisuel. Et ça ne sera pas joli à voir en matière respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion. L’étape suivante sera de se demander pourquoi on traite différemment les médias d’information, selon qu’ils sont de la presse écrite ou de l’audiovisuel ?
Tout cela va sans doute tuer le télévision numérique terrestre, car la meilleure solution, pour ces chaines, sera de renoncer à leur fréquence TNT (et donc aux obligations et régulations afférentes) pour basculer en diffusion uniquement numérique.