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La mort des derniers géants politiques

Robert Badinter, véritable conscience morale du pays, vient de mourir, quelques semaines après Jacques Delors. Au-delà d’une grande tristesse, ces départs sont l’occasion d’une mise en abime de notre vie politique.

Où sont leurs successeurs ? Avons-nous encore des personnalités politiques de cette trempe, dans notre vie politique, qui aient ce statut d’autorité morale ? Je n’en vois pas (à droite comme à gauche). Pire, je mesure l’écart abyssal (et je suis gentil), avec la classe politique actuelle, qui prend plus facilement le chemin du tribunal que du Panthéon.

La notion même d’autorité morale semble désormais étrangère à notre classe politique. Elle nécessite en effet un mélange de valeurs morales et politiques, incarnées dans une action et par des personnes dont la vie « réelle » est en cohérence avec les valeurs qu’ils expriment. Badinter comme Delors ont à la fois une colonne vertébrale idéologique (qu’on peut ne pas partager, mais au moins, ils en ont une), qui guide leur action, sur des sujets d’ampleur, la construction européenne pour l’un, la justice et l’abolition de la peine de mort pour l’autre. Ils ont en plus cette capacité à prendre de la hauteur, à savoir passer à autre chose, une fois leur moment passé, sans chercher à continuer, encore et encore, une quête de pouvoir qui sert surtout à satisfaire l’ego. Renoncer à être candidat à la présidence de la République, alors que les sondages vous sont favorables, et retourner dans la discrétion de la vie privée (sans venir emmerder ses successeurs), c’est chose rare.

La mise en abime, c’est aussi quand on se demande si Jacques Delors ou Robert Badinter pourrait avoir, dans les conditions d’aujourd’hui, la carrière qu’ils ont eu. Un avocat, ténor du barreau, époux d’une très riche héritière pourrait-il devenir garde des sceaux, puis président du conseil constitutionnel ? Un démocrate-chrétien de cœur, ayant été au cabinet d’un premier ministre de droite, pourrait-il devenir ministre de l’économie d’un gouvernement n’ayant pas complètement renié les analyses marxistes ? J’ai peur que le sectarisme, l’étroitesse de vue et l’obsession des conflits d’intérêts rendraient leurs carrières plus compliquées, voire les dissuaderaient d’entrer en politique. Nous avons sans doute encore beaucoup de personnalités de la trempe de Robert Badinter. Mais ils se gardent bien d’entrer en politique…

Enfin, ils ont fait de la politique à une époque où on réformait réellement, ce qui est quand même plus pratique pour laisser une trace dans l’histoire. Le bilan effectif de Delors ou Badinter sont assez impressionnants. Aujourd’hui, on en est à se gargariser d’annoncer une trajectoire de territorialisation de la planification écologique. Delors et Badinter ont eu un impact sur le réel, bien plus que nos élus de 2024, plus obsédés par la communication sur les réseaux sociaux que par l’avancée concrète des politiques publiques qu’ils n’ont plus les moyens de mener.

La mort de personnalités d’un tel niveau crée un vide dans notre vie politique, alors même qu’elles ne sont plus en fonction depuis longtemps. Il n’y en a pas beaucoup à réussir cela, et je crains qu’il y en ait de moins en moins, voire plus du tout. Et c’est très triste pour la France.

12 réponses sur « La mort des derniers géants politiques »

On ne peut qu’être d’accord avec votre triste constat. La seule consolation (mais en est-elle vraiment une?) est que ce n’est pas propre à la France. On ne voit pas beaucoup d’hommes d’état en Europe, ni en Amérique.

Deux exemples mal choisis à mon sens. L’un a œuvré toute sa vie pour créer une structure administro-législative détachée des peuples et des identités. L’autre a utilisé l’émotion (légitime) pour affaiblir la fermeté contre la criminalité qu’il a fait métier de défendre.

On ne peut nier que leurs œuvres ont contribué à la crise de la représentativité et à la dictature de l’émotion actuelles. Loin d’être les derniers représentants d’une espèce disparue, ils sont pour moi les premiers d’une lignée dont on mesure aujourd’hui les dégâts.

En 2024 encore croire que la France puisse se passer de l’UE et que la peine de mort dissuade de commettre un crime, c’est plutôt ça le signe de la déconnexion et de l’émotion.

Merci pour votre intéressant billet. J’apporterais cependant quelques nuances sur certains points.
La stature d’homme ou de femme d’Etat s’acquière avec le temps et avec l’âge, qui permettent de distinguer un individu en particulier. Il est donc normal de ne pas anticiper un jugement susceptible d’intervenir dans trente ans ou plus.
Les sociétés contemporaines sont plutôt attachées à la conservation de l’existant, il y a donc moins de grands changements susceptibles d’être portés par des personnalités marquantes. Par ailleurs les changements interviennent moins à l’échelle nationale, plus à l’échelle européenne et internationale, donc moins français. Merkel, Tsipras, Zelensky ou même Johnson, chacun dans leur registre, se sont distingués. Les véritables personnalités sont d’envergure européenne ou mondiale aujourd’hui. C’était déjà le cas de Jacques Delors …
Les plus grands changements ne sont plus nécessairement issus du champ politique, ce qui laisse la place à l’émergence d’autres types de personnalités (Elon Musk, Greta Thurnberg, ou Thomas Pesquet si on veut un Français). A titre personnel je trouve que ce n’est pas plus mal.
Je ne vous rejoins pas non plus sur le sectarisme, dans la mesure où le macronisme a précisément fait éclater les clivages dans le monde politique et la haute fonction publique (le mouvement avait déjà commencé avant, cf. par ex. Manuel Valls ou JP Jouyet), en piochant dans un spectre très vaste allant de sociaux-démocrates convaincus à certaines franges de l’extrême-droite. Tout le monde est capable de travailler avec tout le monde, cet univers étant désormais dominé par un opportunisme idéologique de bon aloi. Les différents gouvernements sont d’ailleurs des rassemblements très hétéroclites (selon les critères qui prévalaient il y a encore quelques années), et je n’aurais aucun doute à ce que Jacques Delors ou Robert Badinter puissent se voir attribuer un ministère quelconque aujourd’hui.

On peut espérer que Delors ou Badinter n’auraient pas cédé à un opportunisme idéologique.
Quant aux personnalités que vous citez, seul Zelensky laissera une trace à mon avis… et ce sera à confirmer.

bel article.
Je pense cependant qu’on a aujourd’hui de grandes personnalités politiques. Elles sont simplement plus abimés par la furie ambiante des réseaux sociaux, chaines d’info et autres agitations numériques ou audiovisuelles. Le temps n’est plus à l’écoute, au respect, au dialogue.

Oui, on a probablement de potentielles « grandes personnalités » qui n’ont plus les conditions pour émerger, du fait de la dégradation de la vie publique. Et c’est très triste, car cela abime encore un peu plus la fonction « politique » que de ne pas avoir de « modèles », mais juste des contre-modèles, qui eux, émergent sans difficulté.

J’aimerais bien que vous ayez raison tous les deux, mais je ne vois pas à qui vous pensez. Pouvez-vous donner des idées de personnes qu’il faudrait suivre, si ce n’est pas trop délicat ?

Feu Tony Judt faisait un constat similaire dans son dernier livre publié après sa mort: il observait du moins pour son pays une baisse du niveau de la classe politique depuis les années 90 qu’il mettait sur le compte d’une moindre attractivité de (la carrière) politique pour les gens brillants ayant une certaine envergure.

Constat que je partage complètement ! Après 20 ans dans les circuits du pouvoir, j’en ai une expérience très concrète. Et le pire, c’est que ça ne va pas aller en s’arrangeant.

Ce serait intéressant de développer cette question. Après, 10 ans d’expérience dans l’administration, pourquoi quelqu’un choisirait devenir un décideur public que ce soit politique ou administratif est de plus en plus mystérieux. À capacité équivalente, les récompenses semblent incomparablement plus intéressantes dans le privé.
L’inquisition permanente sur les conflits d’intérêt semble atteindre des proportion délirantes, les salaires sont respectables mais peu évolutif passé un certain seuil, la charge de travail délirante (un directeur ne s’arrête jamais, il n’y a pas de vacances ni de week-end), tout cela pour une capacité d’action très limité entre les injonctions politiques hors sol d’un ministre (qui veut toujourstout changer tres vite parce que…), l’immobilisme de la base et les contraintes réglementaires et budgétaires.
J’ai toujours supposé qu’une forme de narcissisme devait faire tenir ces profils aussi bien en politique que dans l’administration mais peut-être que même ce moteur là finit par ne plus être suffisant.

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