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Les limites du débat parlementaire

J’ai assisté hier soir au débat à l’Assemblée, sur l’article de la loi Narcotrafic qui cherchait à affaiblir le chiffrement des messageries. Même s’il s’est « bien terminé » (24 pour, 119 contre), ce débat m’a ramené 15 ans en arrière, lorsque les députés débattaient de la loi Hadopi. A entendre certains arguments, notamment ceux du ministre, j’avais envie de me cogner la tête contre les murs. Mis à part quelques spécialistes (trop rares), les autres ne pigeaient rien, mélangeant tout, dans un étalement d’ignorance technique. Je m’attendais presque à entendre un « anéfé », cri de guerre d’une Christine Albanel, qui nous avait parlé, pendant les débats de la loi Hadopi, du pare-feu d’open office…

De tels débats donnent une impression effroyable, qui dessert l’institution et la démocratie parlementaire dans son ensemble. Faut-il laisser des ignares prendre des décisions qui peuvent parfois être très lourdes de conséquences ? On peut se demander quel est la valeur de débats où les votes sont pris à l’issue d’échanges flous, avec des arguments faux, et 90% des participants qui, n’y comprenant rien, « font confiance » et votent sur des critères autres que la valeur des arguments. On a des débats aussi ineptes, qui ne sont que des parodies de délibération. Cela vaut pour tous les sujets, numériques ou autres.

Pourtant, il est difficile, voire problématique de se passer de débats publics, où à l’issue d’un échange où chacun expose ses positions, une décision est prise. C’est l’un des fondements de la démocratie libérale. Il est également difficile de demander aux membres d’une assemblée qui doit traiter de tous les sujets, d’être spécialistes de tout. Il faut donc revoir la manière d’organiser les débats.

La première étape est de mieux documenter les enjeux. Sur de nombreux points, très techniques, il est normal que les parlementaires aient besoin qu’on leur explique les choses. Actuellement, cela est fait par les lobbyistes, de manière complètement informelle, sans contradictoire ni vérification de ce qui est dit ou apporté aux parlementaires. C’est complètement insatisfaisant. Il serait indispensable de créer un espace ou chaque personne ayant des choses pertinentes à dire, puisse apporter sa contribution. Ce ne serait pas un vaste forum, mais au contraire, un espace sous contrôle, où un tri serait opéré, où des vérifications seraient faites, afin que le produit finalement livré aux parlementaires soit à la fois complet, synthétique et compréhensible pour les non spécialistes. Ce travail pourrait être mené par le rapporteur, qui plutôt que pondre un texte que personne ne lit, car il arrive bien trop tard, aurait ce rôle de défrichage technique. La transparence y gagnerait, car c’est un véritable débat préliminaire qui se mettrait en place. Mais cela implique d’arrêter de légiférer à la volée, et de se donner le temps.

La deuxième étape est de redescendre les choix techniques au niveau des commissions, réservant la séance aux explications (et postures) politiques. Il faut accepter que les députés doivent se spécialiser, et en tirer les conséquences, en donnant plus de poids dans la décision à ceux qui savent (à peu près) de quoi ils parlent, car ils ont bossé les sujets. Cela implique de revoir l’articulation entre commission et séance, qui font actuellement doublon. Le Parlement européen fait ça plutôt bien, cela n’a donc rien d’insurmontable.

Les assemblées parlementaires gagneraient beaucoup à sortir des faux-semblants et des mythes, qui consistent à dire qu’un député, même isolé, dispose de la plénitude du savoir et du pouvoir. C’est faux. Les assemblées sont des organes collégiaux. Le jour cela sera enfin admis et assimilé, on aura certainement un travail parlementaire plus efficace et plus épanouissant, pour les députés et pour qui suivent leurs débats.

11 réponses sur « Les limites du débat parlementaire »

Le Royaume-Uni aussi articule très bien les travaux en commission et en plénière. La plénière se passe en général plus calmement, le speaker sélectionne les amendements qu’il estime devoir être mis au vote. Globalement les régimes parlementaires font ça mieux que les régimes présidentiels. Dans un régime parlementaire le député confie le pouvoir exécutif à ses collègues et n’a pas peur d’être dépossédé par l’exécutif quand une partie du pouvoir est délégué au ministre ou au parti

« La première étape est de mieux documenter les enjeux. Sur de nombreux points, très techniques, il est normal que les parlementaires aient besoin qu’on leur explique les choses. »

Ce n’est pas le travail des fonctionnaires de l’Assemblée justement ? En tout cas, vu comme ils sont recrutés sur des critères techniques assez pointus (de mes souvenirs de SciencesPo), c’est un job qui ne leur serait pas étranger. Et si ça n’est pas leur job actuel, étoffer les effectifs à l’AN et au Sénat ne paraît pas insurmontable vus les budgets de chaque institution.

Les administrateurs sont des juristes, garants du fait que la procédure est respectée et que le texte est juridiquement bien écrit. Qu’il soit politiquement inepte n’est pas dans leur champ d’action. Et eux non plus, ne sont pas spécialistes de tout, même si le niveau est bien meilleur que les députés.
Ce que j’envisage, c’est l’élaboration d’une forme d’étude d’impact, alimenté par qui veux bien apporter sa contribution. Les lobbystes vont s’y précipiter, mais comme les contributions seront contre-expertisées, recoupées, personne n’a intérêt à y mettre des conneries. Et à la fin, les administrateurs font la synthèse, qui explique les enjeux techniques, laissant aux élus le choix politique.

Je dirais même plus, le parlementaire n’est peut-être pas expert dans tous les domaines, mais il est de son devoir de se renseigner lui-même sur les aspects techniques qu’il ne comprend pas. Et pour ce faire, il n’a pas à se contenter de ce que lui balancent les lobbies de l’AN, il doit lui-même se bouger le cul pour trouver les articles ou experts qui vont lui permettre de trancher. Un simple article Wikipedia lui en apprendra plus qu’un compte-rendu qu’on lui a posé sur son bureau.

@Balthazard : je doute que chaque parlementaire ait réellement le temps de le faire sur chaque sujet…
Il faut plutôt une répartition des thèmes entre les parlementaires

L’équipe de l’excellentissime chaîne Youtube L’esprit critique (https://www.youtube.com/@lespritcritique/) semble vouloir lancer une réflexion sur comment changer le système pour qu’on ait des débats constructifs menés par des élus qui ne soient pas à côté de la plaque.
Pour l’instant pas de nouvelles de leur démarche, mais j’espère que vous pourrez travailler ensemble, car il me semble voir un fil commun dans votre analyse de la vie politique actuelle.

Je ne connaissais pas la chaîne. En visionnant quelques vidéos, il me semble que vous faites reférence au projet Cogito, visant à éduquer enfants (et adultes) à l’analyse critique des discours politiques, de sorte à ne plus inciter le personnel politique à tenter d’enfumer le citoyen par la rhétorique.

Savez-vous si des propositions/tentatives de rapprocher le fonctionnement de l’Assemblée nationale de celui du parlement européen, en matière d’articulation entre commission et plénière, ont déjà été initiées par le passé dans notre pays ?

Rien n’a jamais été fait. Chaque assemblée vit dans son silo, et on a déjà bien du boulot à aligner Assemblée et Sénat. Beaucoup de choses dépendent de la culture politique et parlementaire d’un pays. La France vit dans le mythe du « tout se faire en séance publique » et dans une vision irénique (Merci Jean-Jacques Rousseau) de la manière d’élaborer la loi.

Non seulement tout se fait en séance publique, mais le député est une sorte de médecin généraliste qui cherche absolument à donner son diagnostic sur tous les sujets au lieu de se tourner vers un collègue spécialiste. Il y a moins de division du travail et d’appartenance à un collectif au sein des partis que dans d’autres démocraties parlementaires

L’ignorance des députés français existe dans tous les domaines, mais quand on entre dans l’informatique, elle devient particulièrement visible pour les électeurs car il est très facile de trouver dans la population lambda quelqu’un qui s’y connaît dans le domaine et qui verra vite que les discours à l’AN sont complètement vides de sens et d’arguments.

Comme on m’avait dit une fois, informaticien en 2020, c’est comme paysan en 1950.

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