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Wikipédia est-il de gauche ?

Un récent article du Figaro évoque la question de l »orientation politique de Wikipédia, qualifiant l’encyclopédie en ligne de « woke ». Rien de surprenant, cette vision étant attendue, voire recherchée par le lectorat du Figaro, le journaliste ne fait que donner à son public, ce qu’il a envie de lire et conforte ses opinions.

Mais sur le fond, est-ce vrai ? La réponse ne peut être que nuancée, et donc inaudible pour des journalistes et des lecteurs qui veulent des certitudes et des positions arrêtées et binaires.

Oui, Il existe un biais « de gauche » à Wikipédia, par son objet même, la libre diffusion du savoir, et ses modalités, la libre réutilisation sous licence libre. La création et l’entretien d’un commun, c’est davantage dans le logiciel idéologique de la gauche, moins dans celui de la droite. Cela fait déjà un premier tri, à un niveau qui relève de l’engagement idéologique et philosophique, sans que ça soit, pour autant, un engagement partisan.

La communauté des contributeurs de Wikipédia est très typée. En résumé (un peu caricatural), c’est « homme blanc, jeune, urbain, diplômé » qui se rapproche assez du lectorat type de Libé. Si vous êtes une femme des classes populaires, issue d’une minorité ethnique, vous êtes un OVNI dans ce monde. Inutile de vous dire que les engagements partisans ces couches surreprésentées dans la communauté vont plutôt vers la gauche, voire l’extrême-gauche.

Mais…

Une grande partie de cette communauté est loin, voire très loin, d’être politisée. Dans le profil type « homme blanc diplômé », il faut ajouter aussi « informaticien » car il y a quand même un coût d’entrée dans la communauté « centrale », celle qui pèse sur les décisions. Même si la contribution a été grandement facilitée par des outils comme l’éditeur visuel, dès que vous entrez dans le dur, et donc la maintenance, il faut savoir coder un minimum, connaitre des procédures et des codes internes. Ce n’est pas à la portée de tout le monde. Or, cette branche de la communauté est moins sensibilisée à des problématiques partisanes. Même s’ils ont leurs opinions politiques, une grande majorité des contributeurs n’en fait pas l’alpha et l’omega de son engagement contributif sur Wikipédia. Pour beaucoup, c’est même assez marginal, et l’engagement en faveur du projet et de ses buts est bien plus important que militer en faveur de telle ou telle autre idéologie. Vous pouvez donc parfaitement vous penser de gauche, et considérer que les revendications « woke » n’ont strictement rien à faire sur Wikipédia, parce que contraires aux principes fondateurs.

En résumé, il y a sans doute plus de gens de gauche que de droite dans la communauté wikipédienne, mais cela n’a pas un effet si important que ça sur le contenu et les biais, car il existe plusieurs mécanismes stabilisateurs.

Les décisions les plus importantes sont prises dans la discussion, avec de nombreux débats. Ce que le journaliste du Figaro présente comme des « batailles » ou des « guerres » internes, ne sont en fait que des discussions, plus ou moins vigoureuses, qui sont le mode de fonctionnement normal de la communauté wikipédienne. Ces discussions ont très souvent tendance à aboutir à des compromis « centristes » où les contributeurs idéologiquement très marqués ont beaucoup de mal à imposer leurs vues.

L’exemple le plus frappant est celui de l’écriture inclusive. Si la communauté wikipédienne était si woke que ça, son utilisation y serait systématique, et ne ferait pas débat. Or, un sondage de 2022, dont les résultats sont toujours valides, a montré qu’une majorité (60-70%) y est hostile, avec une acceptation plus grande pour ce qui est passé dans l’usage courant (féminisation des fonctions) et une hostilité marquée pour le point médian et les pronoms façon « iel ». Ce n’est pas faute aux partisans de cette écriture inclusive d’avoir fait le forcing. Sur d’autres sujets, comme les conventions sur les rédactions des articles des personnes trans, ce groupe militant, abusivement classé sous la bannière de l’association « les SansPagEs », a également beaucoup de mal à imposer ses vues, provoquant des débats tendus, voire violents.

La contribution et la communauté sont encadrées par un corpus de règles, de recommandations et de pratiques qui limitent les effets de l’entrisme militant. L’une de ces règles est le respect d’un minimum de savoir-vivre, et l’obligation de se plier à des discussions parfois longues. Si certains militants (pov-pushers dans le jargon wikipédien) savent utiliser et jouer avec les règles, une grande majorité, qui est dans le passionnel, perd vite patience. Les insultes et les tentatives de passage en force arrivent assez rapidement, et permettent de les sortir, non pas pour des désaccords de fond, mais pour des raisons de forme. C’est assez efficace pour faire le ménage.

Il faut aussi voir que la wikipédia en français compte 2 660 000 articles, dont l’écrasante majorité ne pose aucun problème de biais militant. C’est tout au plus 10 à 20 000 articles, essentiellement sur des biographies de personnes vivantes et sur les sujets sociétaux, qui concentrent les tensions. C’est une goutte d’eau. Ces articles « tendus » portent sur des sujets qui font eux-même l’objet de vives tensions dans le débat public en général. Et contrairement à ce que laissent penser cet article du Figaro, les principaux points de tensions ne sont pas le sociétal, mais le géopolitique. Les articles autour du conflit israélo-palestinien, les régimes autoritaires (Azerbaïdjan, Qatar…) ou encore les rivalités entre marocains, algériens et tunisiens sont bien plus problématiques.

Les grands enjeux pour wikipédia sont tout autres que ces querelles « woke ou pas woke ». Les préoccupations portent plutôt sur les questions de fiabilité de l’information, avec les multiples campagnes de désinformation, ou encore l’utilisation de l’IA, qui ciblent Wikipédia, mais aussi et surtout les sources utilisées pour écrire des articles sur Wikipédia. En effet, la règle de base est que Wikipédia ne peut être qu’une synthèse du savoir existant, et n’est en aucun cas un lieu de production de savoir inédit. Donc si les sources utilisées sont « corrompues », cela se retrouvera nécessairement sur Wikipédia.

Plutôt que d’aller regarder sous le capot de Wikipédia, pour savoir si c’est de gauche ou pas, les journalistes feraient mieux de se préoccuper de la fiabilité des informations qu’ils publient et de leurs propres biais !

2 réponses sur « Wikipédia est-il de gauche ? »

En voyant le titre du Figaro j’ai de suite pensé à vous en espérant que vous y apportiez vos lumières. C’est fait. Merci beaucoup.
On voudrait tant que la presse apprenne la nuance tellement nécessaire pour comprendre le monde.

Le Figaro fait son petit article anti-woke par semaine, il n’y a pas grand chose à en dire car c’est juste l’équivalent du putaclick pour ses lecteurs. Dans le fond, c’est triste que la ligne éditoriale d’un des plus grands journaux français soit juste devenu du commentaire sur X de plus de 300 signes.

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