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On arrive aux limites de la loi Sapin 2

Le Conseil d’Etat vient de rendre une décision importante, concernant l’inscription des think tanks au registre des représentants d’intérêt géré par la haute autorité de transparence de la vie publique (HATVP). En donnant raison à l’Institut Montaigne, qui refusait de s’inscrire, les magistrats ont montré les limites de la logique qui a présidé à la régulation du lobbying mise en place par la loi Sapin 2 de 2016.

Cette loi a créé une série d’obligations déclaratives auxquelles doivent se soumettre les représentants d’intérêts (lobbyistes en langage courant). Ils doivent s’identifier, dire pour qui ils travaillent, et indiquer les rencontres qu’ils sont eu avec tout un panel de décideurs publics, en vue d’influencer l’écriture de la loi ou des règlements. L’idée à la base du texte Sapin 2 est de rendre transparent le processus d’élaboration des normes, en dévoilant « l’empreinte législative » qui permet de savoir qui a pesé sur quoi dans la décision publique.

Le conflit tranché par le Conseil d’Etat portait sur les lignes directrices de la HATVP, qui considérait que les think tanks étaient soumis, par leur nature même, à l’obligation de se déclarer. Il est vrai que certains think tanks peuvent être des relais de lobbying, mais leur but premier est d’alimenter le débat public et politique, par leurs travaux de réflexion, sans que ce soit nécessairement du lobbying. Ou alors toute participation au débat public est du lobbying. Le Conseil d’Etat a donc conclu que pour obliger un think tank à se déclarer, il faut se baser sur son activité réelle et concrète, pour voir, au cas par cas, de quel coté de la barrière il se situe.

En fait, dès le départ, le processus est vicié, par une erreur fondamentale, qui ne peut amener que dans une impasse. Si on veut avoir une image exacte de ce qui a « alimenté » le décideur public, c’est à lui qu’il faut le demander. Or, le texte s’est bien gardé de faire peser la moindre obligation déclarative sur les décideurs publics. C’est sur ceux qui envoient des éléments, que reposent toutes les obligations, avec une course sans fin, car les élus reçoivent des éléments venus de partout, des lobbies bien entendu, mais aussi de leurs électeurs, qu’ils rencontrent sur les marchés, dans leurs permanence, et qui ont un avis sur les lois qu’ils doivent voter. La logique de la loi Sapin 2, si on la suit jusqu’au bout, est d’imposer des obligations déclaratives à absolument toutes les personnes qui entrent en contact avec un décideur pour chercher à l’influencer. Sinon, on n’a qu’une vision incomplète de l’empreinte législative, et on vide cette loi d’une grande partie de son utilité, et donc de sa justification. Cette logique de transparence se heurte ainsi à un double obstacle.

Il est matériellement impossible de documenter tous les contacts susceptibles d’avoir une influence sur les votes et les prises de parole d’un élu ou d’un décideur. C’est un travail titanesque et sans fin, car en plus de traiter la masse documentaire ainsi récoltée, il faudrait aussi contrôler les éventuelles fraudes, y compris jusqu’au domicile de l’élu, où le conjoint et les enfants peuvent être des vecteurs d’influence.

C’est également politiquement impossible, dans une démocratie, d’imposer de telles obligations aux citoyens. Mais en ne le faisant pas, on laisse une brèche énorme, un peu à la manière de la ligne Maginot, qui ne couvrait que la frontière directe entre la France et l’Allemagne. En 1940, les allemands n’ont eu qu’à passer par la Belgique pour la contourner tranquillement.

Cela pose aussi un problème politique du coté des élus, où leur imposer des obligations déclaratives lourdes peut être considéré comme une atteinte au libre exercice du mandat. Surtout si ces obligations sont assorties de sanctions en cas de non respect, et peuvent entrainer la perte du mandat. Cela rendrait l’exercice du mandat absolument ingérable, et totalement infernal.

La logique de la loi Sapin 2 sur la régulation du lobbying, qui est une bonne intention à la base, amène tout droit à un cauchemar façon « 1984 » de George Orwell, si on veut aller au bout de la logique. On devait bien finir, un jour, par s’en rendre compte. Ce jour est arrivé et on est bien ennuyé, car il est toujours difficile de faire demi-tour quand on se trouve au bout d’une impasse.