Ce 28 janvier, cela fait 18 ans que j’ai posté le premier billet de ce blog. Il a connu des hauts et des bas, des changements d’adresse (passé du .org au .fr) et d’hébergement, mais il est toujours là. Les archives sont toujours accessibles, via internet archives (ici jusqu’en 2017 et ici depuis 2017).
L’enjeu profond de la crise agricole
La France connait actuellement une phase aiguë de la crise du monde agricole, qui se traduit par des manifestations et blocages. Les causes de cette crise sont multiples, mais l’une d’entre elle me semble fondamentale, et cristallise beaucoup d’enjeux. Il s’agit du choix politique de privilégier l’utilisation des espaces ruraux à des fins de protection de l’environnement et de loisirs pour les urbains, au détriment de l’activité économique agricole.
Toutes les règlementations, qu’elles viennent de Paris ou de Bruxelles, priorisent le maintien de la biodiversité, la protection de l’environnement, de l’eau et du Climat. Des objectifs tout à fait pertinents (impulsées par les urbains), mais qui engendrent une série de normes et de contraintes (notamment des interdictions ou restrictions) subies en premier lieu par ceux qui y pratiquent une activité économique, à savoir les agriculteurs. Ils se retrouvent avec des normes qui compliquent l’exercice de leur métier, demandent des investissements (qu’ils n’ont souvent pas les moyens de faire) et donc réduisent la rentabilité de leur entreprise.
Ces choix politiques heurtent des représentations culturelles, ce qui joue (dans le mauvais sens) sur l’acceptabilité sociale. L’organisation agricole française repose, symboliquement et effectivement, sur de petites exploitations dites « familiales ». Même si dans certaines zones, on est plutôt sur de grosses PME, on reste tout de même très loin du modèle agricole latinfundaire. La grosse entreprise agricole, possédant plusieurs milliers d’hectares et employant des centaines de personnes n’a pas sa place dans l’imaginaire français, et certainement pas dans celui des ruraux. Pourtant, c’est économiquement le modèle le plus adapté aux exigences environnementales d’exploitation des terres, qui demande une intensité capitalistique pour investir, et une masse critique pour peser dans les négociations commerciales. Tout cela donne parfois lieu à des injonctions contradictoires, certains érigeant en priorité la protection de l’environnement, et se font en même temps les chantres de la « paysannerie » système organisationnel économiquement non viable si l’environnement est la priorité dans l’usage des terres. Les solutions économiques trouvées jusqu’ici, à savoir soutenir le revenu des agriculteurs sur fonds publics, trouve des limites chez les principaux intéressés, qui veulent vivre de leur activité. Ils ne sont pas prêts à devenir des paysagistes sous statut de fonctionnaires publics.
Les nouvelles normes peuvent aussi entrainer la fin ou la restriction de pratiques « culturelles ». L’exemple emblématique est celui de la chasse, restreinte au nom du maintien de la biodiversité, mais également du fait des conflits d’usages avec les urbains. Ces derniers veulent pouvoir se promener en toute tranquillité dans les espaces ruraux. Ils souhaitent également pouvoir bénéficier d’un silence et d’une tranquillité qu’ils ne trouvent plus dans les métropoles, que les nuisances de l’activité agricole peuvent troubler. Même si cela semble un peu anecdotique, au regard des enjeux économiques ou environnementaux, ce sont des irritants qui ne sont pas à négliger, l’étincelle qui peut mettre le feu au baril de poudre.
Il n’y a donc pas de solution durable à cette crise agricole, car la priorité environnementale ne sera pas remise en cause. Il va juste falloir trouver quelques ajustements, économiques et/ou symboliques, pour calmer le jeu, jusqu’à la prochaine fois.
La claque des Sages aux sénateurs
Le conseil constitutionnel vient de censurer lourdement la loi relative à l’immigration, avec 32 cavaliers législatifs et 3 censures de fond, sur des dispositions grossièrement inconstitutionnelles. Même si elle est très longue (52 pages), la décision n’est pas très innovante ni audacieuse.
Au fond, même s’il en prend pour son grade, le gouvernement ne s’en tire pas trop mal. Ce sont les ajouts sénatoriaux qui se font censurer, pas tellement le texte initial du gouvernement.
Arriver à trouver 32 cavaliers législatifs (dont certains crèvent les yeux), alors que les assemblées sont censées faire un contrôle a priori de la recevabilité des amendements, ce n’est plus du laxisme, c’est de la provocation de la part du Sénat. Qu’on ne me dise pas que les services du Sénat n’avaient pas vu le coup venir et prévenus les élus des irrégularités qu’ils s’apprêtaient à commettre. C’est donc en pleine connaissance de cause que la majorité sénatoriale s’est complètement lâchée.
Les sénateurs ont décidé de faire de la politique, au détriment de leur rôle de législateur. Un choix qui ne pouvait que les amener dans le mur, tellement il était évident que, quoi qu’il arrive, le conseil constitutionnel aurait été saisi. L’effet politique qu’ils pensaient avoir obtenu en chargeant la barque de dispositions très marquées, se retrouve largement annulé, quand bien même il resterait quelques horreurs juridiques dans ce texte.
Une telle claque pourrait créer des effets secondaires sur le fonctionnement concret des assemblées, sur des points sensibles. Le président de la commission des Lois ayant montré que la politique l’emporte sur le droit, quand ça l’arrange, dans son examen de la recevabilité des amendements, il prend le risque d’une contestation systématique, et d’accusations régulièrement de partialité, de la part de l’opposition. Il fragilise ainsi un dispositif de régulation déjà pas bien solide, et pourtant essentiel dans les assemblées, à l’heure où l’inflation des amendements prend des proportions inquiétantes. Depuis 2022, on atteint des niveaux insoutenables, comme sur le budget, où l’utilisation du 49.3 à l’Assemblée a permis de masquer le fait qu’il aurait été très compliqué de discuter tous les amendements dans les délais impartis.
Normalement, c’est les députés qui sont censés se comporter comme ça. Les sénateurs sont censés être plus « sages » et voilà que c’est eux qui sont pris les doigts dans le pot de confiture du grand n’importe quoi législatif.
A peine nommée, la nouvelle ministre de l’Education nationale est dans la tourmente. Deux affaires, totalement distinctes, se rejoignent, celle concernant la scolarisation de ses enfants, et celle concernant son action (et son salaire) dans ses précédentes fonctions à la Fédération française de tennis. Dans les deux cas, la réplique est catastrophique, et enfonce encore davantage la ministre, donc par ricochet, le gouvernement dans son ensemble.
Sur le fond, les deux affaires sont hypersensibles. Une ministre de l’éducation nationale qui met ses enfants dans le privé, en soi c’est gênant, mais comme nombre de responsables politiques (y compris de gauche) font de même, on aurait pu en rester là, faute de combattants pour la torpiller dans les médias. Le fait que les enfants soient au collège Stanislas, établissement élitiste de la droite catholique conservatrice ajoute un peu de piment. Outre le fait que cette école soit très « marquée », elle fait l’objet d’enquêtes de la part de Médiapart, pour des cas de dérapages « homophobes » en cours de catéchisme. Là encore, c’était défendable, avec un peu d’habileté. Mais la défense a été pathétique, et la faute politique est là. Amélie Oudéa-Castéra commence en effet par mettre en cause l’établissement public où étaient ses enfants, pointant un problème d’absences non remplacées. Quand on est ministre de l’Education, on évite ce genre de mises en cause, surtout quand l’établissement rend publique une autre version, qui est que la ministre aurait demandé que son fils saute une classe, ce qui lui a été refusé. Non contente de se mettre à dos le public, elle se tire une deuxième balle dans l’autre pied, en se défendant d’être « catho », caricaturant ainsi l’établissement, et les autres parents d’élèves. Bref, elle se met à dos tout le monde, toute seule, sans qu’aucun piège ne lui soit tendu. Un amateurisme qui relève de la faute lourde en politique !
La deuxième affaire est aussi lourde. Une commission d’enquête de l’Assemblée, lancée par les écologistes, s’est penchée sur les dérives des fédérations sportives. Et il y en a, dans tous les sens, que ce soit des problèmes de harcèlement sexuel (voire de viols), des dérapages financiers, révélant que ce monde sportif est en roue libre, et n’est finalement pas contrôlé. Parmi les révélations qui ne manqueront pas de choquer, figure le salaire annuel d’Amélie Oudéa-Castéra, quand elle était directrice générale de la Fédération française de tennis : 500 000 euros annuels, soit 35 000 euros par mois, agrémentés que de quelques jetons de présence (50 000 euros). Un niveau de revenu objectivement indécent, et considéré partout comme « anormal » pour ce niveau de responsabilité. Au passage, le rapport souligne aussi qu’elle a été globalement inactive sur les sujets de harcèlements et d’éthique, à la fédération et comme ministre des Sports. Le tout, sur fond de copinage et de renvois d’ascenseurs. Là encore, la réplique est pathétique, la ministre dénonçant un rapport « militant ». Aucune réponse ou justification sur le fond, juste une tentative de disqualification de ceux qui la critiquent. Elle oublie un détail, c’est qu’il s’agit du rapport d’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, et que ce faisant, elle jette l’opprobre sur l’ensemble des députés, car même si la commission d’enquête a été demandée par les écologistes, elle était présidée par une députée de la majorité.
D’autres choses pourraient encore survenir, car il reste des billes. En effet, Amélie Oudéa-Castéra est la nièce des joournalistes Alain et Patrice Duhamel, et de Nathalie Saint-Cricq, parfois vus comme des symboles de l’oligarchie médiatique. Tout cela mis bout-à-bout, forme un cocktail détonnant, dont le maniement demande une grande dextérité de communication, dont Amélie Oudéa-Castéra semble dépourvue.
Même si pour le moment elle tient, elle est politiquement affaiblie. rien de pire, en politique, que d’être accusé de manquements déontologiques, après s’en être mis plein les poches. Dans ce monde de requins qu’est la politique, elle risque fort de faire écraser dans les arbitrages, et d’être finalement incapable de porter politiquement le sujet de l’école, pourtant érigé en priorité numéro 1 du gouvernement Attal.
Son avenir politique est donc réduit, et une fois les Jeux Olympiques passés, elle pourrait être dégagée sans ménagement du gouvernement, si elle arrive à tenir jusque là !
La cérémonie du Souper du Roi Manu
Le 16 janvier, Emmanuel Macron a tenu une « conférence de presse » qui ressemblait davantage à la cérémonie du Grand Souper du Roi, que tenait régulièrement Louis XIV à Versailles. Elle consiste, pour le roi, à manger, seul à table, entouré de toute la cour (qui regarde debout) servi par les ducs et pair. Une mise en scène spectaculaire, pour bien marquer, visuellement, qu’il est le patron.
C’est exactement ce qu’a fait Emmanuel Macron, dans la salle des fêtes de l’Elysée. Pendant près de trois heures, il a mis en scène qu’il domine tout le monde et s’occupe de tout, son gouvernement l’écoutant pérorer, sagement assis, prenant chacun à leur tour les instructions du chef. Cette soirée n’a pas été l’occasion de fixer un cap et de donner du souffle politique, mais juste de délivrer, en rafale, des arbitrages techniques, qui relèvent de réunions interminstérielles, pour des décisions qui nécessitent parfois une simple circulaire ministérielle.
Une nouvelle fois, Emmanuel Macron montre qu’il passe à coté de son deuxième mandat, en ne jouant pas son rôle d’impulsion, pour se noyer dans les détails techniques. La plupart des annonces, sur des sujets déjà sur la table depuis parfois longtemps, ne sont pas de son niveau. Ce n’est pas à lui d’annoncer la hausse des franchises médicales, la réduction de la durée des vacances scolaires ou la réforme du congé parental. Certaines annonces sont totalement creuses voire ineptes, comme celles sur la régulation des écrans ou l’apprentissage de la Marseillaise à l’école et décrédibilisent l’ensemble de la séquence.
Le pompon est tout de même cette annonce d’un référendum, sans préciser sur quoi il porterait. Cela donne l’impression, gênante, que Macron cherche un plébiscite pour se relégitimer, mais qu’il a du mal à trouver le prétexte. C’est une forme de dévoiement démocratique inquiétante.
Nous avons eu hier soir la prestation, maintenant habituelle, d’un président technocrate, qui met en scène un pouvoir absolu, qu’il n’exerce que sur des détails. La France n’est pas encore sortie de l’ornière politique, et que je crains qu’il ne faille attendre le départ d’Emmanuel Macron pour espérer quelque chose de politiquement plus consistant.
La composition d’une partie du gouvernement Attal vient d’être publiée. Il manque les secrétaires d’Etat, ainsi que le discours de politique générale (qui donne les priorités et la ligne politique), mais on peut déjà en tirer quelques enseignements.
Le premier constat est que la Macronie est clairement de droite. On le savait, mais maintenant, on ne fait même plus semblant de mimer un « en même temps ». La composition est éloquente, avec la quasi totalité des ministres de plein exercice qui viennent de la droite. Attal et Séjourné viennent « officiellement » de la gauche, mais c’est du trompe-l’oeil. Ils ont été membres de cabinets ministériels de gauche, mais font partie de la Macronie depuis 2016, et sont au coeur du système, dans le premier cercle de Macron. Ils n’ont plus aucun lien idéologique avec la gauche, si tant est qu’il en aient eu un jour. Le choix de Rachida Dati est symboliquement une claque à ce secteur, très marqué à gauche. Pareil pour le Travail et les Affaires sociales, où les syndicats n’auront aucune illusion à se faire sur le positionnement de leur ministre.
Le deuxième constat est celui d’une reconnaissance implicite de l’échec du « nouveau monde » de 2017. La majorité de ce gouvernement est composé de vieux briscards, qui sont de véritables professionnels de la politique Deux nouvelles entrantes, Vautrin et Dati, ont été ministres, l’une de Chirac, l’autre de Sarkozy. L’amateurisme et la société civile, c’est fini. Les technocrates aussi, sont mis sur la touche, les mises à l’écart sans ménagement d’Élisabeth Borne ou encore de Rima Abdul-Malak sont emblématiques à cet égard. On va avoir un gouvernement qui va faire de la politique « à l’ancienne », le choix de Gabriel Attal, sur ce plan, est un signal sans ambiguïté. Pareil pour le renouvellement des pratiques, les bonnes intentions de renouveau passent au second plan. Rachida Dati n’est pas spécialement un modèle de vertu éthique, et est d’ailleurs mise en examen pour corruption et trafic d’influence.
Les priorités politiques apparaissent assez clairement, et cruellement, dans cette liste de ministres. Le régalien, l’économique et le sanitaire et social trustent les premières places. L’écologie reste en bas de classement, avec un ministre venu d’Horizons, un membre mineur de la coalition. Il perdrait même la compétence sur l’énergie, qui reviendrait à Bercy. La Culture n’est pas, non plus, une priorité, car on voit mal comment Rachida Dati, qui ne semble pas spécialement préparée pour ce poste, va réussir à apprivoiser le secteur (on pourrait avoir de grands moments de rigolade). Au passage, le ministère de la Fonction publique a disparu du premier rang, et sera ravalé à un secrétariat d’Etat, rattaché à on ne sait qui.
Reste maintenant à avoir le détail des discours et des réformes, mais on ne devrait pas avoir de grande surprise. On devrait retrouver, dans le discours de politique générale, ce que l’on a déjà entendu sur le perron de Matignon, lors de la passation de pouvoirs.
Tout cela ne changera pas vraiment le cap politique, ni n’élargira la majorité. C’est juste un resserrement de boulons, et une fuite en avant politique, avec une formation « de combat » où il n’y a plus de place pour l’amateurisme ou les pudeurs.
Macron le réactionnaire ?
Le chef de l’Etat a choisi de placer la « séquence » (comme on le dit en jargon de communicant) sous le patronage du « réarmement ». Le choix du mot a sans doute suscité beaucoup de brainstorming de spin doctors. Il va être intéressant de voir ce qu’il y a en dessous. Les premiers éléments commencent à arriver, et ça laisse craindre un nouveau coup d’épée dans l’eau.
Un article du Monde donne quelques petits aperçus de ce que cela pourrait être. Une citation, au sein du papier, me semble résumer la réalité profonde de la pensée macroniste : « Il faut raconter une histoire pour contrer l’impression que tout se délite ».
Le premier constat qui ressort est celui de l’impuissance de la puissance publique, réduite à n’avoir comme objectif que de produire un récit. C’est la marque de fabrique du Macronisme : à défaut d’avoir prise sur la réalité, il faut communiquer et raconter des histoires. Certes, la question du récit est importante en politique, car c’est sur des symboles et des promesses que l’on mobilise. C’est également important, pour le moral des troupes, de parler du verre comme à moitié plein, plutôt qu’à moitié vide. Mais l’action politique ne peut pas se limiter à cela, et vise, en priorité, à changer le réel. On a l’impression que la Macronie a plus ou moins renoncé, ou du moins, est consciente de ne pas en avoir les moyens. Ce constat est assez lucide, car notre pays est politiquement très fracturé, avec des clivages importants, et un gouvernement ne disposant que d’une majorité relative (donc réduit à procrastiner s’il n’arrive pas à créer des consensus). En plus, les moyens financiers manquent, faute de marge de manœuvre budgétaire. Ce qu’on peut reprocher à la Macronie, c’est de sembler baisser les bras face à cette impuissance, en se contentant de mesures cosmétiques.
Le deuxième constat est un diagnostic problématique, celui d’une France qui se délite, avec comme objectif politique de lutter contre ce délitement. La France change et c’est normal. Parfois en bien, parfois en mal. Dire que les choses se délitent, c’est prendre le parti que ça change surtout en mal, ce qui est un point de vue, pas une vérité objective. Et surtout, ça amène à la pente glissante de la « réaction », qui consiste à vouloir, à toute force, empêcher des évolutions. C’est un peu ce qui pointe le bout de son nez, avec des propositions comme le retour de « l’autorité » et de l’uniforme à l’école, ou encore la déploration sur le temps passé par les adolescents (et pas qu’eux…) devant les écrans.
Le grand danger est là, dans ce regard rétrospectif, consistant à proposer de freiner les évolutions, et de revenir à un passé, souvent bien mythifié, comme réponse aux inquiétudes face à l’avenir. Cela ne marche jamais, car on ne peut pas empêcher les évolutions sociétales de fond, mais juste les accompagner plus ou moins intelligemment.
Personnellement, je n’ai pas le sentiment d’un délitement de la France. Certes, la sociabilité évolue, les relations interpersonnelles ne se font plus de la même manière, mais est-ce pire qu’avant ? On se plaint que les gens aient le nez en permanence sur les écrans, sans s’interroger sur le « pourquoi », ni voir que ces « écrans » nous ont apporté, que l’on n’avait pas avant. Quand on remonte l’histoire, un peu plus loin que quelques décennies, on se rend compte que les sociabilités étaient bien différentes, et pas forcément meilleures. Au Moyen-âge, le monde était bien plus violent. En fait, tout est question de perception, entre ce qui est normal ou anormal, et il est logique que l’on soit un peu perturbé face à des évolutions rapides, alors qu’on ne dispose pas toujours des données et des outils intellectuels pour les digérer. D’où la tentation de la réaction.
Il y a clairement un travail politique à faire sur le constat, et le regard que l’on porte sur les évolutions du pays. Mais il faut le faire à charge et à décharge, surtout, sans jugement moral bien/mal. Il faut aussi accepter la part d’inconfort que représente le saut dans l’inconnu du futur. Pour ma part, je reste optimiste, car objectivement, nous avons des conditions matérielles de vie et de confort, en France, qui sont infiniment supérieures à ce que connaissent bien des pays dans le monde, et à ce que nous avons connu dans le passé. Notre problème est peut-être de ne plus avoir conscience de la chance que nous avons, faute d’avoir été confronté directement au malheur et aux vraies privations.
Le lancement du nouveau réseau social de Meta, Threads (couplé à Instagram) montre à quel point on est arrivé au bout d’un modèle. Ce réseau est complètement hors du contrôle de l’utilisateur, qui reçoit des contenus décidés par l’algorithme (vaguement aidé par les préférences indiquées par l’utilisateur). En résumé, c’est Twitter en pire, avec tous les inconvénients, sans le moindre avantage.
Cela met en lumière, quasiment par l’absurde, les limites de ce qui n’est qu’un outil, où on a oublié l’essentiel, à savoir le contenu. Un peu comme une voiture sans le carburant. La logique du réseau social est de mettre les gens en relation, et finalement, on ne s’est jamais vraiment préoccupé du contenu des échanges. Au début (vers 2006), on pensait un peu naïvement que « contenu généré par les utilisateurs » suffirait à remplir les tuyaux. Certains sites des presses se sont même lancés sur cette intuition, qui s’est révélée bien vite une impasse. La création de contenu de qualité, c’est du travail, du savoir-faire, du temps, et ce n’est pas donné à tout le monde. Assez rapidement, les contenus « professionnels » ont pris l’essentiel de l’espace, souvent pour le pire, avec une profusion de contenus publicitaires creux, mais aussi de propagande politique. La promesse initiale d’un échange de qualité et « désintéressé » subsistait, de manière marginale, au sein de quelques petites bulles assez réduites.
Militer pour une cause, en ligne, passe par la production de contenus de qualité. Juste cliquer ou liker pour relayer et pousser les causes auxquelles on adhère, c’est très insuffisant, les bots faisant cela bien plus efficacement. Il faut collectivement s’organiser pour produire des messages et positions, et ça se passe en dehors des réseaux sociaux. Il faut se sortir le nez de ce milieu nauséabond et comprendre que la véritable bataille est ailleurs, et surtout, se joue en collectif organisé. Produire des contenus pertinents et intelligents demande des moyens que seuls une organisation peut avoir, par l’argent, mais aussi et surtout par l’investissement de ses membres dans la production. Il faut de l’argent, mais cela ne suffit pas, il faut aussi du jus de cerveau.
Il est donc essentiel de se déconnecter des réseaux sociaux, ou alors de les utiliser juste pour ce qu’ils sont, des diffuseurs de contenus produits ailleurs. Les outils pour s’informer sont de plus en plus nombreux, et les réseaux sociaux sont de moins en moins pertinents pour cet usage, surtout quand le degré de contrôle de l’utilisateur sur ce qu’il voit est proche de zéro.
L’étrange polémique Depardieu
Depuis maintenant plusieurs semaines, les médias (essentiellement parisiens) relatent une polémique à rebondissements autour de Gérard Dépardieu, avec pétition, contre-pétition, enquête sur la contre-pétition. J’ai longtemps hésité à écrire là-dessus, car finalement, toute cette histoire me semble ridicule, voire insignifiante.
Dans un reportage, on entend Gérard Depardieu tenir des propos grossiers et inconvenants. En français courant, on a un mot pour désigner ce genre de personnage : gros beauf. C’est même une espèce endémique en France, et je pense dans beaucoup de pays, le mauvais goût et la muflerie ne tombant pas sous la coup de la loi. Les propos de Depardieu se suffisent à eux-mêmes, pour qu’il laisse une mauvaise impression, et ils sont malheureusement assez cohérents avec des faits qui lui sont abondamment reprochés (y compris devant la justice). Pas la peine d’en rajouter, dans un sens comme dans l’autre.
Qu’un tel fait prenne de telles proportions dans le débat me laisse un peu pantois sur l’état du débat public. Une fois que la polémique se sera bien répandue, puis éteinte, par lassitude (une autre polémique prendra la place), que restera-t-il, concrètement, de tous ces débats ? Pas grand chose, si ce n’est rien. Gérard Depardieu continuera sa carrière, avec une image de marque encore un peu plus écornée, mais pas fondamentalement différente de ce qu’elle était avant, l’essentiel des faits « dévoilés » étant déjà appréhendables, et n’ont pas suscité de surprise, juste de la consternation.
Je dois avouer que ces polémiques et débats « sociétaux » me lassent profondément, et je déplore qu’ils prennent tant de place dans le débat public. Ils n’ont rien de constructif, et participent même assez largement à une ambiance délétère dans l’espace public. On ne débat plus, on échange des coups, chacun restant sur ses positions.
Quitte à se déchirer, il existe bien d’autres sujets sur lesquels des débats pourraient avoir lieu. Par exemple sur des orientations de politiques publiques. La France est le pays champion du monde des prélèvements, et de la redistribution, avec malheureusement plus de redistribution que d’argent prélevé sur le pays, d’où un financement du train de vie par la dette. En 2020, on vient de franchir un nouveau palier, avec le « quoi qu’il en coute » que l’on a bien du mal à débrancher. Pourquoi ne pas débattre pour savoir qui paie, qui touche, et si tout cela est légitime. Il y a un potentiel de disputes et de polémiques bien supérieur à l’affaire Depardieu et au conflit isréalo-palestinien, si on commence à aller regarder du coté des dépenses publiques dédiées aux personnes âgées (pensions de retraite, dépenses de santé…) alors même qu’ils sont détenteurs d’un patrimoine conséquent. Il est évident que beaucoup de politiques publiques (et donc de dépenses d’argent public) sont faites pour eux, sans qu’il y ait véritablement de débat politique sur cette priorité, et sur le fait que son coût est en partie supportée par les générations futures.
On pourrait également avoir un débat intéressant sur la préférence très française pour la redistribution, où dès qu’il faut réduite les dépenses publiques, il ne faut surtout pas toucher aux aides diverses et variées, mais juste tailler dans les dépenses dédiées aux services publics (on parle de « rationalisation »). Jusqu’au jour où un choc externe vient révéler que notre système santé ne tient que par le dévouement des personnels, et que celui-ci est en train de s’effriter dangereusement. Si on veut à nouveau avoir des services publics digne de ce nom, il va falloir mettre de l’argent public. Où le prend-t-on ? Voilà encore un beau débat.
Ces débats demandent du travail de recherche, de chiffrage, d’analyse. C’est bien plus difficile de se lancer dans l’indignation morale, et les concours de vertu. C’est sans doute une des raisons du drame que vit le débat politique en France, focalisé sur les symboles et le « sociétal » au détriment du réel. Il serait temps que les animateurs de ces débats, à savoir les médias, se penchent sur la question !
La commission mixte paritaire vient de conclure positivement, ce mercredi 19 décembre, sur le projet de loi relatif à l’immigration. Une version qui sera votée en séance par LR et le RN, assurant ainsi à Emmanuel Macron une majorité confortable évitant d’avoir à recourir à l’article 49.3.
Un texte durci, pour satisfaire la droite et l’extrême-droite est le dénouement attendu. Dès le départ, l’alliance ponctuelle avec la droite est l’option privilégiée. L’opération s’est faite, un peu dans la douleur pour Darmanin, car LR et le RN lui font payer le prix fort, tant sur le fond que sur la communication, la méthode brouillonne qui a été utilisée.
L’apprentissage politique des accords de coalition reste encore largement à faire en France. Il est évident que lorsqu’on veut le soutien d’un bloc politique, sur un texte, il faut lui donner une part du gâteau, pas juste quelques cacahuètes, et surtout, il faut toper avant. La phase parlementaire n’est que la mise en œuvre et la mise en scène de la décision prise en amont. Ce n’est pas le lieu où le partage s’élabore. Le gouvernement ne l’a visiblement pas compris, et a espéré garder le contrôle de la décision finale, en concédant ce qu’il voulait. Tactiquement, cela s’est soldé par une déroute prévisible. Le Sénat étant passé en premier, avec une version dure, la droite à l’Assemblée était en position de force. En faisant adopter (de justesse) la motion de rejet préalable, ils ont empêché un adoucissement du texte par les députés, qui aurait donné une base de départ plus équilibrée pour la CMP. Au final, le gouvernement risque de se retrouver à lâcher plus qu’il ne le voulait, et surtout, plus que ce qu’il aurait donné, dans le cadre d’une négociation préalable, avec en prime, du sang sur les murs.