L’accélération se poursuit sur l’utilisation de l’Intelligence artificielle, avec des outils comme ChatGPT (mais pas seulement). Le sujet n’est plus le fait de les utiliser ou pas, ce débat est tranché, malgré les pudeurs de quelques régulateurs. L’enjeu est maintenant de s’assurer qu’il n’en sera pas fait des usages problématiques, et de préparer la société et le monde du travail au choc profond qui arrive.
L’informatisation et internet ont amené des changements qui relèvent de l’amélioration des outils, et touchaient des métiers et fonctions peu qualifiées. Avec l’IA, ce sont les professions intellectuelles, hautement qualifiées, qui entrent dans la danse. Le choc culturel et psychologique sera sans doute bien plus violent et surtout, visible, car ils touche ceux qui écrivent le narratif de nos sociétés.
Plein de métiers vont être percutés de plein fouet, notamment ceux qui reposent sur la production intellectuelle (recherche, journalisme, écriture…). Le grand remplacement n’aura pas lieu, car la recherche et la création demandent une part d’humain, d’intuition et de choix éthiques, qu’aucune IA ne pourra apporter complètement. En revanche, les productions purement basiques et utilitaires vont être très facilement automatisables. Beaucoup de gens vont soit se retrouver au chômage, soit devoir complètement revoir leur manière de travailler, se former, mais aussi redéfinir les cadres mentaux de leur exercice professionnel.
C’est ce dernier point qui m’inquiète le plus, car on touche à l’affectif, à ce pour quoi on se lance dans un métier, à la satisfaction qu’on en retire. On va être dans la situation d’artisans qui voient arriver l’industrialisation, où le coût de production n’a rien à voir entre les deux process, et où « l’amour du travail bien fait », voire la recherche d’une forme d’art, n’a quasiment plus de place dans le process industriel. Les professions intellectuelles font faire connaissance avec la déstructuration du travail à la chaîne, où on passe d’une production maitrisée de bout en bout, avec des savoir-faire valorisés et valorisants, à un simple poste d’opérateur de process semi-automatiques. Le monde de la culture au sens large va au devant de psychodrames terribles, et c’est pour dans très très vite, donc sans le moindre délai d’adaptation psychologique.
Même si je conçois qu’un temps de deuil est nécessaire, je crains que l’on perde une énergie folle dans des combats d’arrière-garde, avec des débats hystériques et stériles, des propositions de loi toutes plus débiles les unes que les autres, pour essayer de retarder l’inéluctable. Tout cela nous fera perdre un temps précieux, pour travailler aux véritables adaptations.
Un travail collectif d’acceptation et d’appropriation de ces technologies est indispensable. Cela nécessite d’en parler, de se former à leur utilisation, de comprendre leurs apports et leurs limites. Pour cela, il faut une organisation, des élites et décideurs qui prennent les choses en main, et mène un travail le plus apaisé possible. Avons-nous la maturité et la capacité collective à prendre ce sujet par le haut ?
Il faudra ensuite proposer des solutions concrètes et acceptables à ceux qui vont être réellement impactés, dans la réalité même de leur travail, ou dans le ressenti et l’investissement lié à leur activité professionnelle. On ne transforme pas comme ça un artisan en ouvrier d’usine. La question du sens donné au travail doit faire l’objet d’une attention particulière. Le risque est que le raisonnement purement économique n’écrase complètement cette considération humaine et psychologique.
Il faut ensuite explorer les pistes d’activités où l’IA n’a pas (encore) sa place. Le coeur du sujet est l’activité mettant en jeu le lien humain. L’arrivée des IA peut être le moment où nos activités se recentrent sur le lien social, qui justement, fait gravement défaut dans nos sociétés occidentales qui s’enfoncent dans la solitude. Des métiers comme l’enseignement ont encore un bel avenir, car le cœur de cette activité est la transmission, d’humains à humains, de connaissances, mais pas seulement. Tous les métiers de l’accompagnement, même s’ils ne sont pas toujours gratifiants, vont retrouver un nouvel attrait, en partie peut-être grâce à ce que l’IA apportera pour faciliter certaines tâches.
L’exercice du pouvoir et du contrôle est l’autre volet de ce qui doit rester aux mains des himaines. Ce n’est pas l’IA qui doit dicter les règles, passer les commandes, même si on peut facilement aller sur cette pente glissante. C’est, et cela doit rester un outil, au service de ce que les humains décident de faire, en toute responsabilité. La régulation sociale (dont la politique est une facette) devra rester aux mains des humains. Il en va de même des activités de contrôle, que ce soit des processus (on aura encore plus besoin d’informaticiens et de data scientists) mais aussi des contenus produits. Les journalistes, par exemple, vont voir leur rôle changer, basculant de la production de contenus, à la certification que ce qui est mis sous les yeux du public est véridique. Leur rôle social sera désormais, en priorité, celui de tiers de confiance, capable d’attester qu’un fait a bien eu lieu, et s’est déroulé d’une certaine manière. L’existence d’une photo ou d’une vidéo n’est plus, en soi, une preuve crédible de la réalité d’un fait. Là encore, on retombe sur une activité d’interaction sociale.
Tout ces questions, c’est d’ici 2025 qu’il faudra se les être posées, collectivement.