Le journal Le Monde vient de publier, avec force promotion sur les réseaux sociaux, plusieurs articles, à partir d’une fuite de données, récupérée par le quotidien britannique Le Guardian. Ils concernent l’activité de l’entreprise Uber de 2013 à 2017, notamment son activité de lobbying.
Ces « scoops » sont clairement survendus. Il n’y a pas grand chose de nouveau, si ce n’est des précisions et des preuves sur ce que l’on savait déjà. Uber est une entreprise qui a fait le choix du passage en force, se comportant en « cow-boy » vis-à-vis des législations existantes et exploitant leurs failles. C’est un choix qui a pu payer, mais qui n’est pas sans risques, car au final, ils sont rattrapés sur des points essentiels de leur modèle, comme le droit social.
Je n’ai pas relevé, dans les articles que j’ai lu, de mention de fautes pénales de la part d’Uber ou de leurs lobbyistes et « fournisseurs ». L’entreprise a fait le choix stratégique de miser sur Emmanuel Macron, qu’ils estimaient être le maillon « libéral » du gouvernement, donc le plus susceptibles de leur être favorable. De ce coté là, les choses ont très bien marché, Emmanuel Macron, comme beaucoup de libéraux (et de parisiens) ont été très contents de voir bousculée la rente des taxis, qui ont organisé une pénurie structurelle de l’offre à leur profit.
Les pratiques mises en œuvre par Uber relèvent du lobbying le plus classique. Rédiger des amendements, et les envoyer aux ministres et parlementaires, faire réaliser des études et les diffuser dans les médias pour qu’elles infusent dans le débat public (via des intervenants réguliers des plateaux TV), c’est le quotidien des lobbyistes, qu’ils soient auprès d’entreprises ou d’ONG. L’essentiel est que les règles déontologiques aient été respectées, comme par exemple la transparence sur les commanditaires des études, et l’absence de pratiques de corruption pour approcher les décideurs et faire adopter leurs propositions. Uber aurait proféré des menaces contre les parlementaires (comme le pratiquent certains acteurs du secteur culturel) ou soudoyé des assistants parlementaires pour faire déposer des amendements, il y aurait effectivement eu matière à indignation.
Cette série de papiers illustre surtout la méconnaissance de la réalité du lobbying par les journalistes, qui en grande partie, vivent sur des clichés, qui sont aussi ceux du grand public. Cela donne des écarts énormes entre ce qui est raconté, conforme à ce que le grand public attend (car confortant les opinions préétablies) et ce que vivent au quotidien les acteurs du débat public, qu’ils soient lobbyistes, communicants ou « personnel politique » au sens large. Pour qui connait un peu comment les choses se passent réellement, le dossier Uber n’a rien de choquant, pas plus que d’autres pratiques venant d’autres secteurs ou entreprises.
Cela illustre un drame du journalisme, celui du manque de moyens, qui amène à se faire instrumentaliser. Si Le Monde sort cette série de papiers, ce n’est pas parce qu’ils ont décidé d’enquêter, après avoir estimé qu’il y avait matière à creuser sur les pratiques de lobbying d’Uber. C’est tout simplement parce qu’un énorme paquet de données a été livré clé en mains par une fuite. On est dans le mouvement inverse de ce qui devrait être, où on part des données qu’on a, et qu’on cherche ce qu’on pourrait bien en faire de « spectaculaire » pour susciter le buzz. Parfois, la réponse la plus évidente serait : rien ! On l’avait déjà vu avec les Macron Leaks, où finalement, il n’y avait rien d’autres que la description du fonctionnement interne d’une campagne présidentielle, plutôt clean d’ailleurs, puisqu’aucune poursuite judiciaire n’a été lancée sur la base de ces éléments.
Ces « Uber Leaks » sont certainement très intéressants pour mener une étude sur le fonctionnement de cette entreprise, l’état d’esprit de ses dirigeants, la manière dont ils ont bâti leur stratégie. Mais en revanche, il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent pour critiquer Emmanuel Macron, ou dénoncer un « scandale du lobbying ». Le Monde aurait gagné à ne pas tomber dans la gonflette, car au final, au delà du buzz dans le grand public (qui ne génèrera pas plus d’abonnements), ils ont dégradé leur image de marque auprès du secteur concerné, qui n’a rien appris, et s’est retrouvé cloué au pilori par un traitement sensationnaliste de pratiques courantes et ordinaires.
La conclusion risque d’être, malheureusement, pour beaucoup de lobbyistes, que « Le Monde, ce n’est plus ce que c’était »…