Ces derniers jours, la Wikipédia francophone fait l’objet d’une nouvelle campagne de presse hostile, de la part du magazine Le Point, repris par la presse bien à droite, jamais en manque pour taper sur ce qu’ils considèrent comme un repaire de gauchistes.
A la base de la querelle, l’article sur Le Point dans Wikipédia. Certains journalistes (notamment Erwan Seznec) considèrent qu’il manque singulièrement de neutralité, et qu’il est entre les mains de militants, qui lui ont volontairement donné un biais négatif. Un nouvel avatar de la croisade « anti-woke » mais qui pose des questions intéressantes, malgré une manière de faire assez détestable de la part du Point.
Je vais me concentrer sur le fond du sujet, en laissant de coté les polémiques.
La question posée, à savoir le manque de neutralité de certains articles sensibles, est un réel problème, dont un nombre grandissant de contributeurs est conscient. Comme toute entreprise humaine, Wikipédia est imparfaite. Sur les articles en lien avec l’actualité politique, les biographies de personnalités ou d’entités clivantes, les concepts controversés, il y a des conflits éditoriaux qui peuvent être parfois violents. Il n’est absolument pas rare que des personnes (de bonne ou mauvaise foi, peu importe) arrivent avec une vision orientée, et entendent imposer leur point de vue sur la manière dont la fiche doit être rédigée. Dans le jargon wikipédien, on appelle cela du « Pov Pushing ». Quand c’est fait par des personnes extérieures, qui ne connaissent pas les us et coutumes de la communauté, c’est assez vite réglé. Les modifications sont annulées et la personne est mise à la porte. C’est autre chose quand le « Pov-pusher » est un contributeur aguerri, qui connait parfaitement les règles, et fait, par ailleurs du bon boulot sur l’encyclopédie.
Il faut bien reconnaitre que la communauté des contributeurs de la wikipédia francophone a eu beaucoup de mal, jusqu’ici, à traiter efficacement le problème. Nombre d’articles sensibles (Le Point est loin d’être le seul, ni le plus touché) ne sont pas au niveau, du point de vue neutralité. Nombre d’entre eux ont des sections « controverses et polémiques » longues comme le bras, occupant parfois plus de la moitié de l’article. Les sources sont parfois utilisées de manière sélective (on appelle cela du Cherry Picking dans le jargon) ou déformée, pour n’en retenir que ce que le pov-pusher veut leur faire dire. On a aussi fréquemment une reprise quasi immédiate des polémiques médiatiques, qui bien souvent sont aussi vite oubliées qu’elles ont surgi. Sauf que la page Wikipédia en garde la trace, et que c’est le premier résultat qui ressort dans Google.
Une certain nombre de personnes se plaignent du traitement qu’ils subissent, de la qualité très médiocre, voire quasi diffamatoire, de la page qui leur est consacrée. Parfois, la demande relève du ripolinage et du lissage, pour enlever des aspérités ou des informations désagréables, pourtant parfaitement sourcées et notoires. Mais parfois, elles n’ont pas complètement tort. La communauté de la Wikipédia francophone n’a sans doute pas assez pris conscience de sa responsabilité vis-à-vis des personnes concernées et de la nécessité de trouver un équilibre entre le droit à l’information d’un coté, le respect de la vie privée, et le droit à l’oubli de l’autre coté.
Le fonctionnement même de l’encyclopédie pousse à cette dérive. Tout le monde peut intervenir, et s’il y a désaccord, il faut discuter et trouver un consensus. C’est long et chronophage, et parfois, les débats s’enlisent et se terminent par abandon, celui qui a le plus de temps et d’habileté à faire trainer, l’emporte. Parfois, les débats sont rugueux, voire violents, et on ne trouve pas beaucoup de volontaires pour prendre des coups. Aller faire l’arbitre sur les pages liées au conflit israélo-palestinien est un sacerdoce, et il vaut mieux y aller avec le gilet pare-balle. Le problème est accentué par la taille, finalement assez réduite, de la communauté française, avec des débats qui peuvent se restreindre à une dizaine de personnes sur une page de discussion, et tourner en rond, sans que personne n’intervienne pour débloquer la situation, faute de règles claires.
Sur ce point, les choses bougent progressivement au sein de la communauté des contributeurs francophones. Une attention plus forte est portée à ce sujet de la neutralité, avec l’élaboration (encore embryonnaire) de recommandations et de lignes directrices pour interdire certaines pratiques, et donner ainsi des points d’appui à ceux qui luttent contre le pov-pushing. Cela fait très longtemps que je militais pour cette évolution, je suis heureux de voir que cela avance, même si on n’est pas au bout du chemin. Il continuera à y avoir des pov-pushers, qu’il faudra rappeler à l’ordre. Pour cela, il faut que des personnes s’engagent, contribuent, et y passent du temps.
Pour tous ceux qui regardent ça de l’extérieur, et se plaignent, sachez qu’il vous est possible de faire avancer les choses dans le bon sens. Taper depuis l’extérieur et faire des procès est assez contreproductif. Il vaut mieux dialoguer sur le fond, apporter des éléments tangibles, et argumenter. Même s’il est fortement déconseillé à une personne d’intervenir pour modifier la fiche le concernant, elle peut venir présenter sa position et ses arguments sur la page de discussion de l’article.
10 réponses sur « Wikipédia et la neutralité »
Je me réjouis que vous soyez optimiste pour Wikipedia…
J’ai pourtant lu récemment un article concernant l’ensemble de Wikipedia international, qui disait que tout un groupe assez orienté politiquement y avait pris le pouvoir (les postes principaux – je ne me rappelle pas leur nom et ne me dites pas qu’ils n’existent pas) et que la neutralité était de plus en plus malmenée.
Tant mieux si j’ai mal lu…
Je souhaite bon courage au groupe qui espère prendre le contrôle de Wikipédia 🙂 C’est mission impossible. En revanche, que certains journalistes croient deviner des choses, en regardant la surface, et sans rien connaitre de ce qui se passe effectivement profondeur, c’est fréquent.
Il y a longtemps j’ai créé un compte pour faire quelques modifications mineures (non je ne me sens pas encore l’âme d’un casque bleu). Récemment j’ai voulu faire une nouvelle modification. Cela a été une galère pour récupérer suite à l’oubli de mon mot de passe. L’utilisateur n’y connaissant rien au web aurait sans doute été découragé avant moi.
Tout ça pour dire que si l’interface utilisateur était un peu plus friendly, cela ne serait pas un luxe.
Wikipédia est un site de geek, fait par les geeks, pour les geeks. Pour les autres, c’est l’enfer en permanence, dès que tu sors des quelques fonctionnalités que tu connais, parce que tu les utilisent souvent. C’est l’une des nombreuses barrières à l’entrée pour contribuer.
C’est vrai que quand on compare la page du Point, effectivement longue sur la partie controverses et polémiques, et celle du Nouvel Obs (au hasard), où l’histoire des OGM de Séralini n’est même pas abordée, alors que d’un point de vue déontologie journalistique, je la trouve extrêmement grave.
Je dirai que de manière générale, ça montre le problème de tout ce qui est activités associatives ou bénévoles: n’y passent du temps que ceux qui en ont, ou qui prennent particulièrement le temps de s’y consacrer parce que ça sert leurs intérêts par ailleurs (idéologiques, ego,..)
Parce que c’est connu, si ce n’est pas associatif ou bénévole alors c’est hyper neutre 🙂 Regardez Twitter, Canal+ comme c’est neutre idéologiquement.
Je n’arriverai pas à pleurer pour « FredD » s’il est condamné par la 17e chambre du TJ de Paris pour dénigrement/diffamation. Oui il y aura peut être un freezing effect sur le reste des contributeurs, mais il devrait rester largement limité.
Et rien n’empêche l’association d’embaucher un déontologue à mi temps pour répondre aux demandes de retrait les plus abouties. Ou d’installer un processus d’appel balisé qui ne repose pas sur la logique de l’AG Unef avec prime à celui qui trolle le plus longtemps. Par ex, trouver 3 à 5 contributeurs extérieurs à la querelle, et si l’un deux est d’accord avec le « plaignant » les modifs litigieuses seront interdites.
Cela se voit que vous ne connaissez pas trop comment fonctionne le mouvement Wikipédia. L’association n’a strictement aucun pouvoir sur ce qui se passe au sein des projets, et certainement pas sur l’éditorial. La communauté a quelques racines libertarienne, qui lui font détester toute forme d’autorité verticale (ce qui pose d’ailleurs des problèmes fonctionnels). Tous les contributeurs étant bénévoles, ils s’investissent s’ils le veulent sur un sujet, et c’est une recherche à faire à chaque fois. Le miracle, dans tout cela, c’est que ça ne fonctionne pas si mal dans la réalité, alors que sur le papier, ça ne peut pas fonctionner.
Et justement, pour les histoires de dénigrement/diffamation, et plus généralement les aspects légaux de la responsabilité d’un hébergeur de contenu, ça se passe comment ? Qui est responsable?
La loi s’applique sans difficulté. L’éditeur est le contributeur ayant fait la modification qui pose problème, l’hébergeur est la fondation Wikimédia. Si une personne veut absolument poursuivre en justice un contributeur, il peut le faire, la Fondation est tenue de fournir à la justice les moyens de l’identifier (et lui donne au passage une assistance juridique, en lui payant ses frais d’avocat, sauf s’il est lourdement fautif). Avant d’en arriver là, il y a des mécanismes de conciliation. Il est possible à tout le monde de venir en page de discussion, et d’exposer (de préférence poliment) ses interrogations et ses demandes. Il est possible aussi d’écrire à la fondation, qui dispose de bénévoles dans chaque communauté linguistiques, qui gèrent les demandes, et tentent d’apporter des explications (et peuvent aussi, si la demande est justifiée, procéder aux corrections nécessaires). Mais c’est vrai que ce n’est pas simple à appréhender pour les personnes extérieures. C’est l’un des problèmes de la communauté, très centrée sur elle-même, sur le travail encyclopédique, et pas nécessairement assez attentive à son impact sur les personnes.