Gilles Babinet a publié une tribune intéressante dans les Echos, où il pose de manière claire un problème que nous sommes beaucoup à ressentir. Les « écrans » et leur fonctionnement enferment les citoyens, et cassent les mécanismes qui entretiennent la démocratie.
Le temps passé devant les écrans (télévision et internet) est devenu de plus en plus important, et cela risque de ne pas aller en s’arrangeant. C’est autant de temps en moins pour les conversations, notamment avec les gens qui ne pensent pas comme nous, et que nous sommes quand même obligés d’écouter. Or la démocratie est un processus délibératif, fondé sur les échanges continus entre gens qui ne pensent pas pareil, pour trouver des compromis permettant de vivre ensemble. Si on se retrouve confronté, plusieurs heures par jour, à des contenus qui ne font que conforter nos préjugés, cela ne va pas dans le sens du bon fonctionnement de la démocratie.
On en voit les effets aux États-Unis, où de plus en plus, Républicains et Démocrates vivent dans des sphères parallèles, ne se voient plus, et donc ne se comprennent plus. Cela donne une vie politique polarisé, qui favorise la radicalité et les extrêmes, alors que la démocratie est basée sur des compromis centristes. L’Europe n’est pas au même niveau, mais suit le même chemin. Ces échanges quasi-permanents sont en train de se tarir, et c’est un danger grave pour notre démocratie, auquel il faut trouver des correctifs.
On ne va pas arriver à diminuer les temps d’écrans, et je crois assez peu à la lutte pour le pluralisme sur les écrans (même s’il faut la mener). Ceux qui tiennent les robinets des contenus (chaines de télévision et plateformes) ont un intérêt économique évident à la polarisation. On peut tout au plus limiter la casse, mais on n’inversera pas la tendance.
C’est la « vie réelle » qu’il faut agir, en ouvrant de nouveaux espaces de dialogues et d’échanges, entre personnes qui n’ont pas l’occasion de se rencontrer, et donc d’échanger. Ce n’est pas simple, car le temps disponible est restreint, et discuter avec une personne avec laquelle on est en désaccord, sans pouvoir la bloquer d’un clic, n’est pas l’activité la plus attirante. C’est pourtant indispensable que certains s’y collent, et que les résultats de ces échanges soient largement diffusés. Cela veut dire organiser des confrontations, des échanges, qui soient à la fois bien organisés et cadrés, pour qu’il en ressorte quelque chose qui puisse intéresser l’ensemble de la collectivité. Il n’est pas nécessaire d’arriver à des consensus, mais rien que distinguer où sont réellement les dissensus, et quelle est leur nature réelle, cela ferait progresser notre système démocratique.
Pour jouer ce rôle, il faut des organisations et des personnes qui s’y consacrent. Cela ne peut pas être le personnel politique, trop occupé à flatter les bas instincts de son électorat, et qui n’a, au fond, pas intérêt à élever le niveau du débat. Il ne faut donc pas compter sur les partis politiques, qui suivront éventuellement, si un mouvement est lancé et qu’ils y trouvent du grain à moudre. Mais ils ne seront pas moteur.
Il est nécessaire qu’un écosystème démocratique, qui existe, s’empare véritablement de cette mission, qui se faisait autrefois toute seule, et qu’il va falloir maintenant alimenter, pour que la démocratie continue à fonctionner. Cela ne demande pas nécessairement beaucoup de moyens financiers. On trouve toujours des personnes volontaires pour débattre, donner leur opinion, écouter celle de l’autre et réagir à ce qu’il dit. C’est ensuite, dans le traitement de l’information ainsi récoltée, mais aussi dans le cadrage initial, que tout se joue. Les conventions citoyennes sont une première piste possible, où au lieu de demander à de simples citoyens de se transformer en technocrates, on leur demande juste de s’écouter, de dialoguer, et d’arriver à des constats, de consensus et de dissensus, avec un processus délibératif digne de ce nom.
4 réponses sur « Relancer la délibération démocratique »
Les études (il faudrait que je retrouve les liens, je ne les ai pas sous la main) montrent plutôt l’opposé : être exposé sur les réseaux sociaux à des voies divergentes a plutôt tendance à radicaliser les positions.
Hors écrans, on est en fait assez peu exposé aux débats. Il y a le débat de famille mais en famille ou entre amis on est justement dans l’ensemble plutôt dans une bulle (oui, il y a des exceptions) et quand le tonton ou le grand père sort du cadre du groupe, on le laisse parler avec un peu de gêne mais ça n’apporte pas vraiment de pluralisme.
Quand il pourrait y avoir du pluralisme (sport, activités, bureau) la règle est plutôt de ne pas parler politique.
Il faudrait étudier la chose (là-dessus j’ai juste mon intuition) mais je suis à peu près certain que malgré leurs bulles, les réseaux exposent à bien plus de pluralisme que la vie de tous les jours.
Je vois difficilement où j’aurais croisé autant d’opinions divergentes ailleurs que sur le web, et ça malgré une bulle assez forte.
Les échanges sont réguliers en dehors de la bulle, quand on des activités sociales (qui ont beaucoup baissé avec la généralisation de la télévision). L’arrivée d’internet n’a fait que pousser le curseur un peu plus loin. Une grande partie de la sociabilité de voisinage, qui existait il y a 50 ans, a disparu, même en zone rurale. Chacun est enfermé chez lui, et ne veut surtout pas être en contact avec des personnes qu’elles n’ont pas choisi.
Sur l’exposition aux opinions contraires, tout dépend comment elles sont exposées. Si c’est une caricature, présentée dans le cadre de votre bulle de filtre, c’est fait effectivement pour vous radicaliser. Le sujet n’est pas d’être exposé à des opinions contraires aux siennes, mais de l’être avec l’obligation d’écouter réellement ce que dit l’autre, sans pouvoir le bloquer et refuser la contradiction.
L’exemple type du contact obligatoire, avec des gens qui ne pensent pas comme vous, mais avec qui il faut trouver des compromis, ce sont les AG de copropriété. On ne choisit pas ses voisins, et on est bien obligé de les écouter et d’arriver à des décisions concernant l’entretien de l’immeuble, après un processus délibératif.
Hum mais alors pourquoi suis-je venu lire ce billet aujourd’hui alors que je pourrais rester dans ma bulle de gôche et zoner avec mes potes syndicalistes ?
Bonjour,
les conventions citoyennes n’ont de sens que si le processus démocratique qui les sous-tend débouche sur quelque chose de réel, et cohérent avec les discussions. Sinon, elles vont déboucher sur l’exact inverse de l’objectif. C’est à dire la perte définitive de croyance en la démocratie.
J’en prendrai comme exemple, une situation que j’ai vécu. Sur les années 2000 et 2005, l’Union européenne avait lancé un forum de discussions sur le futur traité constitutionnel européen. Les européens ont pu discuter entre eux, échanger, confronter leur vision. Parfois des MEP étaient présents. Enfin « présent » est un grand mot. Vu que cela se limitait, de la part de leur assistant, à faire une synthèse des discussions de la semaine. Et puis, 3 semaines avant la fermeture du forum sur le TCE, brusquement la Commission sort de nulle part son projet « Pénélope ». C’est à dire son propre projet de TCE. Sur lequel, au vu de la faible durée restante il devenait impossible de discuter. Donc au final, tout ce que nous « eurocitoyens » avons eu avec ces forums, c’est du mépris et de la morgue de la part des différentes institutions européennes (Commission, Parlement).
Résultat, quand un jour j’ai eu un coup de fil pour me demander si je souhaitais participer à une convention sur l’Avenir de l’Europe, je les ai bien évidemment envoyé sur les roses.