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L’expression démocratique ne passe pas que par les réseaux sociaux

Une réflexion se développe actuellement, qui me semble intéressante, sur la place et le poids des réseaux sociaux dans notre démocratie. Enfin, on commence à avoir des visions et des analyses construites qui émergent du brouillard cognitif des experts auto-proclamés du numérique, qui souvent n’y connaissent rien, et pensent sincèrement qu’appliquer au numérique, les schémas de fonctionnement du « hors numérique » est la solution.

Deux livres récents, sur des registres un peu différents, offrent des perspectives, et surtout, tirent dans le même sens. Le premier, la démocratie du like de Nelly Garnier, est la vision, tirée de sa pratique personnelle, d’une jeune élue parisienne, qui se rend compte que la démocratie ne tourne pas rond, et qu’il est un peu facile de tout mettre sur le dos du numérique. Le deuxième, un peu plus costaud et aux analyses plus profondes, « le business de la haine » est écrit par deux vieux routiers du numérique, Jean-Louis Missika et Henri Verdier.

Ces deux lectures, rapprochées dans le temps, ont aiguisé ma réflexion, et ouvert des perspectives de réflexion (sur un cheminement qui se poursuivra, et n’est exclu de revirement et de franchissement de cap). Je réduis volontairement mes remarques au champ démocratique, les réseaux sociaux et le numérique en général posant parfois des problèmes sociétaux plus vastes.

Le premier constat commun à ces deux ouvrages est celui d’une dégradation du débat public en France, qui est devenu profondément insatisfaisant, et qui en vient à saper notre démocratie. Il y a effectivement un changement profond dans la manière dont nos concitoyens envisagent la vie politique, et l’expression des opinions. Le cadre de la très classique démocratie représentative est en train de dépérir à grande vitesse, les citoyens s’en désaffiliant, comme le montre l’augmentation inquiétante de l’abstention. Beaucoup de commentateurs voient les choses sous l’angle de la déploration d’un modèle perdu, qu’il faudrait à toute force restaurer, éventuellement en y mettant une dose de numérique (d’où l’idée, catastrophique selon moi, du vote en ligne). Cette option est comme souvent celle qu’on entend le plus dans la bouche des élites en place, qui bien souvent ne comprennent pas ce qui se passe (votant des lois à coté de la plaque, comme Hadopi), mais comprennent quand même que les cartes sont en train d’être rebattues, et qu’ils ont tout à perdre au changement. Ils ont d’autant plus à perdre que ne comprenant pas ce qui se passe, ils sont incapables de savoir ce qu’il faut faire pour conserver une position de pouvoir dans le dispositif qui se met en place. Ils ne voient pas qu’en fait, c’est la manière même d’envisager la démocratie représentative, qui est questionnée.

Le deuxième point commun à ces analyses est que la responsabilité principale de cette évolution négative ne repose pas que sur les plateformes, les réseaux sociaux et le numérique. Ce qui leur est reproché se retrouve aussi, à forte dose, sur les médias audiovisuels classiques. CNews et la polarisation politique qu’il impose à ses concurrents, vers toujours plus de clash et de trash, est le moteur, que les réseaux sociaux ne font qu’amplifier. Les analyses d’Henri Verdier et Jean-Louis Missika sont éclairantes sur la déliquescence du système médiatique, dont les dérives ont commencé avant l’arrivée des réseaux sociaux, qui n’ont fait que les amplifier et les accélérer.

Cette responsabilité des médias n’est pas assez mise en avant. Quand on est sur Twitter et Facebook, on se rend bien compte que l’essentiel des contenus qui sont commentés viennent des médias traditionnels, les internautes ne faisant qu’y réagir avec leurs tripes et leurs convictions. Dans un cercle vicieux, des journalistes paresseux, et/ou manquant de moyens, ont les yeux rivés sur ces réseaux sociaux, et rétroagissent à coup d’articles facile à écrire, sur l’air du « les réseaux sociaux s’enflamment » et l’agenda politique se retrouve plié, les élus étant sommés de réagir au sujet qui mousse dans une micro-communauté que les journalistes prennent pour la France.

Les différents auteurs estiment que les réseaux sociaux jouent actuellement un rôle dans les débats démocratiques qui est excessif et néfaste. Le problème vient effectivement en partie de la manière dont leur conception et leur modèle économique les amènent à jouer sur les émotions violentes plutôt qu’à apaiser. Même si elle est plus optimiste, Nelly Garnier est sur la même focale, à savoir l’analyse des réseaux sociaux. C’est là que je commence à avoir des divergences avec leurs analyses, qui ne prennent pas assez de recul et ne sont pas assez prospectives.

Le premier point qui me dérange dans l’analyse est l’importance, excessive à mon avis, qu’ils accordent au poids des réseaux sociaux dans la vie démocratique. En effet, ces forums numériques ne produisent pas grand chose, ce sont d’abord des lieux de réaction à ce qui est produit par les médias. Je n’ai jamais vu une pensée politique émerger sur Twitter. Le problème démocratique ne vient pas vraiment des réseaux sociaux, mais de la manière dont les médias (au sens large) les alimentent, et surtout, dans la manière dont ces mêmes médias exploitent ce qui sort des réseaux sociaux, dans une forme de boucle de rétroaction particulièrement malsaine. Pour résumer, le poids de Twitter dans le débat démocratique tient beaucoup à l’importance que les journalistes accordent à ce qui s’y passe ! Il faut absolument retrouver une vie politique digne de ce nom hors ligne, en s’aidant éventuellement des outils numériques.

Le deuxième point où je diverge est une vision trop figée de l’avenir et des évolutions possibles. Verdier et Missika partent du principe que les réseaux sociaux sont désormais au centre du jeu, qu’on ne peut rien faire sur ça, et que l’outil est tellement vérolé et tordu (en cela, ils n’ont pas complètement tort), qu’il faut en changer radicalement le mode fonctionnement pour sauver la Démocratie. Ils proposent de dessaisir les actuels gestionnaires des réseaux sociaux, et d’en faire des « biens communs » pour les transformer en forums démocratiques vertueux, débarrassés de la haine. C’est à mon sens largement utopique. D’abord, cela demande du temps et de l’énergie et des batailles homériques, pour des résultats aléatoires, tant le numérique échappe aux régulation. Ensuite, les réseaux sociaux ne sont qu’un outil, et la haine n’y apparait pas spontanément, mais parce qu’elle y est déversée par des « vrais gens » et elle provient de frustrations qui ne naissent pas sur les réseaux sociaux, mais dans la « vraie vie ». Tarir ce robinet à haine peut être utile pour la démocratie, à condition que cette haine n’aille pas se déverser ailleurs. Casser le thermomètre ne fait pas baisser la température.

Une autre voie, plus intéressante pour la démocratie, peut être de mettre en place d’autres outils d’expression citoyenne, qui soient hors numérique, ou en hybride, avec une part de présence physique, et le soutien d’outils numérique. La Convention citoyenne pour le Climat a montré que, lorsque l’on met des citoyens « ordinaires » en situation de la faire de la politique « de fond », ils se comportent bien autrement que les réseaux sociaux. Il est indispensable de développer d’autres outils numériques (qui existent déjà en partie) plus adaptés à la délibération citoyenne de qualité que nous attendons tous de nos vœux.

Le fond du problème, c’est que les réseaux sociaux, avec tous leurs travers, ont juste occupé un vide. C’est aux politiques et à la société de bâtir quelque chose permettant une expression politique citoyenne, qui offrirait une alternative crédible à l’expression sur les réseaux sociaux, permettant de les reléguer à une place subalterne, voire anecdotique, dans les mécanismes du débat démocratique. La haine sur les réseaux n’est qu’un symptôme de la déliquescence de notre société, qui se défait et se délite politiquement. Retrouver une vie démocratique digne de ce nom, c’est un projet global, où l’aspect « numérique et réseaux sociaux » n’est qu’un volet d’un ensemble plus vaste.

Retrouver un vie démocratique « réelle » implique que les élites en place acceptent de déverrouiller le dispositif démocratique français. C’est à eux de mettre en place les outils, et surtout, de faire en sorte que l’expression citoyenne qui en sorte soit écoutée, respectée, et suivie. Quand on a vu ce qu’il est advenu de ce qu’à produit la convention citoyenne pour le climat, et plus généralement, les résultats des consultations citoyennes, depuis 10 ans, on se dit qu’on n’a en fait jamais vraiment démarré, et ce faisant, on discrédite des outils et des pratiques qui sont pourtant une partie de la solution.

Je crains en fait qu’une bonne partie des décideurs de l’élite, préfèrent finalement conserver le verrouillage démocratique. Il n’y a pas de volonté d’avoir une véritable démocratie participative, sauf sous la forme de poudre aux yeux. Le numérique et les réseaux sociaux deviennent les bouc-émissaires, responsables de tous les maux de la démocratie française e de la réforme de leur fonctionnement, viendra le salut démocratique. C’est une vision étroite, qui ne sortira malheureusement pas la France de son marasme démocratique.

2 réponses sur « L’expression démocratique ne passe pas que par les réseaux sociaux »

« Je n’ai jamais vu une pensée politique émerger sur Twitter. »
Tu as quitté Twitter avant #meToo, il me semble.
Et, si on ne peut peut-être pas parler d’émergence, le Printemps arabe a clairment été catalysé par Twitter.

D’accord avec le reste, l’issue pour la démocratie représentative, c’est un débat démocratique hors ligne actif. Mais, des Gilets jaunes à la Convention citoyenne, la « verticalité jupiterienne » et l’affaiblissement du niveau des politiques (sous Sarkozy et Hollande, déjà) montrent que les élites politiques actuelles ne sont pas prêtes à faire évoluer le modèle ou à en corriger les failles. Le « dégagisme » de 2017 pouvait être un espoir, le bilan est (plus que ?) mitigé.

#MeToo n’est en rien une pensée politique, et elle née ailleurs que sur les réseaux sociaux. C’est juste la manifestation d’une évolution sociétale accordant plus de place aux victimes et à la sanction du harcèlement sexuel. Le printemps arabe est une insurrection classique, suite à une crise économique, qui a été coordonnée, et rendue visible pour l’Occident, grâce aux réseaux sociaux. Attention donc aux effets d’optique.

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