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Systèmes de pensée et vie politique

La vieille opposition sociologique, entre bourdieusiens et boudonniens, même si elle commence à être un peu datée, offre tout de même une clé de lecture intéressante pour essayer de discerner les maux qui frappent actuellement la politique française.

En résumé, d’un coté les bourdieusiens plaident que l’individu est déterminé par la société dans laquelle il se trouve, de l’autre, les disciples de Raymond Boudon estiment que l’individu est beaucoup plus maitre des choses, et est capable de choix individuels, parfois complexes, qui ont des incidences collectives.

Je ne vais pas ici clore le débat, car les deux ont des arguments solides et ont sans doute raison en partie tous les deux. Les bourdieusiens ont raison dans le sens que des systèmes de pensée complets et complexes irriguent les sociétés humaines. Ils disent ce qu’est la norme socialement acceptable, ainsi que les limites à ne pas franchir pour rester membre du collectif et ne pas finir exclu, avec tout ce que cela peut comporter de désagréments. Mais là où les boudonniens ont raison, c’est que l’homme est doué de libre arbitre, et peut faire des propres choix, qui ont des incidences sur le système de pensée, à partir du moment où un nombre significatif de personnes partagent une appréciation nouvelle des choses.

C’est grâce à cela que les systèmes de pensée évoluent, en fonction des époques, parfois du fait de changements lents et profonds, ou au contraire, de l’action d’une personne, qui ouvre une nouvelle voie, suivie par les autres.

La politique, dans nos démocraties libérales, est un outil pour faire coexister pacifiquement des systèmes de pensée et de valeur différents. Sans organisation des affrontements, cela tourne à la bagarre et au déchirement de la société, donc à la guerre civile. C’est cette obsession de l’éclatement qui a amené, dans le passé, de nombreuses sociétés à promouvoir l’existence d’un seul système de pensée, et à imposer l’adhésion de tous. Ceux qui s’y refusent sont exclus, traités de tous les noms (hérétiques étant celui donné à ceux qui refusent le système de pensée religieuse dominant) voire éliminés. Dans ces époques anciennes, le choix n’était guère possible, car les outils de régulation n’existaient pas pour permettre à des systèmes de pensée très différents de coexister. Plus une entité politique se sentait menacée et fragile, plus elle avait recours à ce dispositif de système de pensée unique. C’est la grande innovation de la modernité européenne que d’avoir réussi à imposer comme norme l’existence d’un pluralisme de systèmes de pensée.

Cette évolution libérale n’est pas allée de soi, et un système de pensée que l’on peut qualifier de « conservateur » s’y est opposé, restant crispé sur des idéaux d’unité, d’ordre et d’autorité. Longtemps puissant, ce courant est devenu marginal, mais s’exprime encore du coté de l’extrême-droite, dont il est l’un des substrats. Il a été très largement étudié. L’émergence politique de Zemmour est construite sur ce courant conservateur, qui coche à peu près toutes les cases dans la grille du bingo ultra-conservateur.

Le débat politique actuel, si on le regarde sous cet angle, est intéressant, car il remet sur la table des sujets sensibles, qui, comme tous les sujets sensibles, ont besoin d’être périodiquement rediscutés, pour conforter ou modifier les consensus politiques. L’émergence de Zemmour remet en question cette norme libérale du pluralisme.

Cela ne surprendra personne, je suis profondément « anti-conservateur » et je récuse avec force cette vision « unicitaire » de la société, qui refuse le pluralisme et prétend maintenir des cadres autoritaires à tous les niveaux.

Je suis au contraire, partisan d’une société ouverte, où sous réserve du maintien d’un cadre général permettant la vie en société, tous les courants de pensée puisse s’exprimer, et que les gens puissent adopter des comportements individuels conformes à leurs systèmes de pensée (sous réserve que cela ne heurte pas le cadre global). Le « communautarisme » ne me pose pas de problème, tant que la loi est respectée. Si des tensions existent entre systèmes de pensée, le débat politique est là pour les régler.

Si nous avons un problème politique, ce n’est pas le communautarisme, qui est présent partout (les catholiques traditionalistes sont une communauté), mais la difficulté de la classe politique à faire son travail, qui est d’expliciter les demandes des courants de pensée et de construire des compromis solides et largement acceptés.

Le moment est donc propice, pour tous les courants, de revoir leurs propres positions sur ces questions d’acceptation du pluralisme, sur les conditions et limites à l’existence de « communautés ». Aucune occasion de faire un travail de fond ne doit être négligé, car le débat politique démocratique impose que les termes en soient posés clairement.

9 réponses sur « Systèmes de pensée et vie politique »

« Sous réserve que cela ne heurte pas le cadre global »…

Mais ne risque-t-on pas justement, au nom de la nouvelle religion pluraliste, de passer à côté non seulement de la différence entre djihadistes coupeurs de têtes et catholiques traditionalistes, mais, mimétisme oblige, l’influence sociale déterminante des minorités agissantes tant pour l’assimilation que pour le séparatisme ?

Il y a des territoires abandonnés, c’est clair, mais l’immigration n’y est qu’un facteur, parmi d’autres, de ce qui est un concentré de problèmes.

Autrement dit, peut-on vraiment mettre au même niveau, sous prétexte qu’ils font partie de « communautés », djihadistes coupeurs de têtes et catholiques traditionnels ? Et ce faisant, ne risque-t-on pas de minimiser, dans le fonctionnement social, l’importance des minorités agissantes tant comme contre-modèles pour la non-assimilation des nouveaux venus (problème du séparatisme via l’islamisation et la ghettoïsation) que comme modèles pour l’assimilation (ou, en leur absence, pour la non-assimilation – problème de la « white flight » dans certains quartiers et de la minorisation objective des Français de souche dans leur propre pays) ?

PS: « Je suis au contrainte » ? (dans votre 9e paragraphe)

Les djihadistes « coupeurs de têtes » sont aux musulmans ce que les paramilitaires survivalistes sont aux catholiques traditionalistes, des extrémistes dangereux et absolument pas représentatifs. Et oui, les catholiques tradi sont une communauté, avec ses codes, ses rites, et la conscience d’être une minorité. Ils sont agissants, comme d’autres, mais vivent encore, pour certains, dans le souvenir d’un passé glorieux, avec des prétentions dont ils n’ont plus les moyens.
Les problèmes qui existent dans certains quartiers viennent bien plus de misère sociale et de la ghettoïsation, que d’une quelconque logique confessionnelle ou de l’immigration.

Merci pour votre billet, je n’avais pas vu cela comme une manière de reposer la question du pluralisme et c’est en effet un angle intéressant.

Bonjour,
en quoi l’arrivée de Zemmour remet en cause le pluralisme ? j’ai plutôt le sentiment, au contraire qu’il apporte un contrepoint important à un certain nombre de « dogmes » politiquement correct

Zemmour est le représentant d’un courant qui refuse, historique, le pluralisme, et prône au contraire une unité idéologique du pays, tous les groupes « déviants » devant être marginalisés, sinon pire.
Qu’il soit une voix différente, par rapport à d’autres, c’est clair, et c’est très bien pour la démocratie.

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