Je viens de lire, dans le dernier numéro de la revue Commentaire, un très intéressant article de Gilles Achache, intitulé « Les nouveaux ennemis de la tradition libérale ». Il s’agit d’une intervention dans un colloque consacré à Raymond Aron. Il y fait une analyse de la généalogie du courant d’idées communément appelé « wokisme » qui me semble très pertinente et juste. Sans doute la meilleure que j’ai lu jusqu’ici.
Le premier point qu’il note est une filiation intellectuelle marquée par des analyses « bourdieusiennes », à savoir la prééminence du social sur l’individuel. Pour eux, La société et le destin sont déterminés par les structures (économiques, historiques…), le libre arbitre individuel n’étant que résiduel dans nos trajectoires. Pour les marxistes, le déterminisme essentiel est économique. Aujourd’hui, d’autres courants estiment que c’est l’appartenance communautaire, l’identité (notamment de genre), qui sont essentiels.
Le deuxième lien de filiation est l’analyse de la société par le prisme de la domination, de la violence et de l’inégalité. Bien évidemment, le « wokisme » se veut dans le camp du Bien, c’est-à-dire la défense des « dominés » contre les « dominants ». Le but ultime n’est pas de rétablir une égalité, mais d’éradiquer, d’effacer le dominant. Loin de récuser la violence, ils en font un outil. D’où cette haine de l’homme blanc, coupable de tous les vices, qui devrait s’excuser d’exister. De l’analyse, on bascule ici dans l’émotionnel, avec les discours les plus radicaux du « wokisme », où on retrouve quelque chose de la haine du Bourgeois dans la vulgate marxiste. On a même désormais le choix, le « gentil » n’est plus la figure unique du « prolétaire » mais cela peut être le jeune (face au vieux), la femme (face à l’homme), la personne « racisée » (face au blanc), le « LGBT++ » (face au « cisgenre »), l’oppressé (Palestinien par exemple) face à « l’oppresseur ». Quand vous cochez toutes les cases, vous êtes « intersectionnel », nouvelle dénomination de la « convergence des luttes », autre grand lieu commun du marxisme et du gauchisme.
Il n’est donc pas surprenant que ce courant de pensée ait connu un tel succès dans les milieux (universitaires par exemple) qui ont le plus soutenu le marxisme et le gauchisme. On retrouve les mêmes structures intellectuelles (on dirait pattern en anglais) mais avec une plus grande liberté de choix pour désigner les victimes. Les féministes et « décoloniaux » n’ont fait que repeindre à leurs couleurs des structures de pensée déjà bien enracinées.
La seule grande différence est que le marxisme avait un but ultime, le bien-être de l’humanité. On cherche en vain dans le « wokisme » le moindre horizon politique commun. Chacun est renvoyé à ses appartenances (choisies ou subies) dans une lutte très terre-à-terre, qui assume tout à fait d’être le paravent de revendications bassement matérielles (indemnisations, places d’honneur, satisfaction d’ego personnelles).
On peut d’ailleurs noter des convergences avec la droite radicale. Elle aussi, prône une analyse basée sur les déterminismes, mais qui retient d’autres critères pour désigner les bons et les méchants. Leur vision de la société repose sur le primat du groupe, identifié par un lien avec un territoire et des pratiques culturelles et religieuses (et pour certains avec une couleur de peau, mais c’est moins avouable). Eux aussi adoptent la vision « dominant-dominé » pour se poser en défenseur du « dominant », ce qui arrange les radicaux de tout poil. Ils voient ainsi leur analyse de fond confortée, et n’ont même pas besoin de construire de toute pièce une « figure ennemie », chacun jouant complaisamment le rôle que l’autre attend.
Inutile de dire que, dans les deux groupes, la Liberté et les droits de l’Homme ne sont pas du tout une priorité.