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La crise du journalisme est aussi celle des représentations collectives

Le journalisme est une profession en crise, car la fonction qui est au cœur de son activité, celle de la mise en récit du monde, est en crise.

Il s’agit là d’une fonction sociale aussi vieille que les sociétés humaines, dès qu’elles se sont mises à essayer de « comprendre » et de maîtriser leur environnement. Des théories ont été échafaudées, qui ont beaucoup évolué au fil du temps, avec paradoxalement, des mises en forme qui se sont vite stabilisées sous la forme de récits. D’où l’étonnante postérité de textes, que l’on arrive encore à lire aujourd’hui, car leur forme ne nous est pas étrangère, mais dont nous n’avons plus toutes les clés pour comprendre le sens que leurs auteurs ont voulu leur donner.

Ce problème se rencontre aujourd’hui, à une moindre échelle, dans les heurts entre les journalistes « parisiens » et une partie du grand public.

Un premier heurt vient du fait que le lecteur, se considérant parfois comme aussi (sinon plus) cultivé et intelligent que le journaliste, demande simplement du matériau semi fini, pour écrire lui-même son récit du monde, et n’entend pas se le faire imposer. Il se retrouve face à des journalistes qui entendent livrer des produits finis, conçus comme fédérateurs, dont ils vivent mal la déconstruction. Le débat autour de la séparation entre les faits et le commentaire en est une illustration. Un séparation réclamée par le lectorat, qui se révèle finalement beaucoup plus compliqué dans les faits. En effet, la construction d’un récit, c’est nécessairement la sélection (donc le tri) de faits, et leur mise en forme et en codes, afin de donner du sens à la marche du monde. Un fait journalistique est un construit, croire qu’il puisse être « brut » est une illusion. D’où cette tension perpétuelle entre le mythe et la réalité du produit journalistique.

Le deuxième heurt vient de l’écart entre les codes et centres d’intérêts des journalistes et de leurs lecteurs. La grande homogénéité sociale des journalistes des médias nationaux les amènent à privilégier certains sujets, abordés d’une certaine manière, traités avec des codes et références précises. Autant d’éléments pas toujours partagés par leurs lecteurs, ce qui peut amener frustrations et incompréhension.

Quand on prend les extrêmes, on se retrouve avec un public qui voit lui arriver des récits ne reflétant pas sa perception du monde et son échelle des valeurs, sur des sujets qui ne leur « parlent » pas, traités et écrits avec des références qui ne sont pas les leurs. Le tout, parfois agrémenté d’une forme de posture de supériorité morale du journaliste, qui prétend, plus ou moins explicitement et inconsciemment, dire la norme morale (sans être considéré comme légitime à le faire par le récepteur).

Dans un monde de plus en plus individualisé, ce travail de mise en récit du monde et donc de création de représentations collectives, devient de moins en moins efficace, chacun voulant un produit lui correspondant, ce qui n’est évidemment pas possible. Quand en plus, la société va économiquement mal, ces dysfonctionnements sont encore plus mal ressentis. D’où une crise du métier de journaliste, avec une profession qui se voit attaquée violemment, sans toujours comprendre pourquoi, et sans solution à proposer pour retrouver un rôle de « créateur de collectif », de plus en plus difficile à remplir.

6 réponses sur « La crise du journalisme est aussi celle des représentations collectives »

C’est drôle car Walter Benjamin décrivait en 1936 un déclin du récit et de l’expérience, au profit de l’information et des nouvelles dans une société qui s’accélère. Ce que vous dites est donc qu’aujourd’hui le récit serait de retour mais le public se saurait plus l’apprécier à sa juste valeur ?

« Chaque matin nous rapporte les nouvelles du globe. Et pourtant, nous sommes pauvres en histoires remarquables. Il en est ainsi parce qu’aucun événement ne nous parvient qui n’ait été truffé d’explications. En d’autres termes : bientôt, plus rien de ce qui se produira ne servira le récit ; bientôt, tout sera au profit de l’information. La moitié de l’art de conter consiste en effet à garder une histoire vierge d’explications lors de sa restitution. […] L’extraordinaire, le merveilleux, est raconté avec la plus grande précision ; par contre, le cadre psychologique de l’événement n’est pas imposé au lecteur. Il est libre d’arranger la chose comme il l’entend, et ainsi, ce qui est raconté atteint une amplitude qui fait défaut à l’information. »
— Walter Benjamin, Le conteur (1936)

Un texte court dont je vous recommande la lecture (dans le recueil « Expérience et pauvreté » chez Payot) tant il fait écho à votre billet.

Un évènement n’est jamais « vierge ». S’il me parvient, c’est qu’il a été sélectionné au milieu d’autres qui ne parviendront pas, car quelqu’un y a trouvé un intérêt. Si l’évènement me parvient, c’est sous forme d’un récit, aussi sommaire qu’il soit, avec un sens qui lui est donné. Ce qui est appelé « information » est déjà une forme de récit.

Un élément est passé sous silence, celui des cas où les journalistes franchissent la frontière entre récit et manipulation du lectorat par la déformation des faits.

Cela se passe régulièrement, et c’est peu à peu dévastateur pour la crédibilité du message et de son support, car cela détruit la confiance de la petite partie du lectorat qui en sait assez sur le sujet pour s’en rendre compte.
Vu le panurgisme de la profession, il suffit qu’un seul fasse la faute pour que tous les journaux reprennent la manipulation telle qu’elle.
A titre personnel, c’est ce reproche que j’ai tendance à entendre dans la séparation des faits et du commentaire…

Bonjour. Si je suis d’accord avec vous sur le fait que la journalisme est en crise, je suis en revanche en désaccord partiel avec votre analyse. Pour moi, pour comprendre cette crise, il faut se rappeler ce qu’était le journaliste avant Internet, c’est à dire quand l’info nous provenait des rares journaux papiers auxquels nous étions abonnés, et du JT de 20h. Du fait du faible nombre de sources d’informations par personne, le journaliste était le « sachant expliquant le monde ».

Avec Internet, la situation a évolué sur plusieurs points. Le premier c’est le nombre de sources. Aujourd’hui, je peux lire à quelques minutes d’intervalle, le Figaro et le Monde. Ce qui ne se faisait pas avant, car on était abonné au journal qui nous correspondait politiquement. Cette multitude a révélé que 60% des informations sont strictement identiques sur toutes les sources, pour la simple raison que c’est juste un copier/coller d’un dépêche. De ce fait le journaliste a perdu son statut de « sachant ».

Le second, toujours lié à cette multitude de sources, c’est le « suivisme » et l’uniformité des « visions journalistiques ». On le voit par exemple, avec le fait que tous les médias traitent depuis des semaines du sujet de la youtubeuse américaine tuée par son conjoint (mais cela pourrait être aussi bien être la naissance de la Girafe TrucMachin), et ce alors que cette information n’a aucun intérêt, et n’aurait jamais dû faire plus d’un petit article dans la rubrique « faits divers ».

Le troisième point, c’est l’immédiateté liée à Internet. Alors qu’avant le journaliste avait un peu de temps avant la parution papier, ou avant le JT, pour « sortir son scoop », maintenant il doit le sortir immédiatement. Il ne prend donc plus le temps de faire son métier consistant à croiser les sources, et à vérifier ses informations. On l’a très bien vu avec l’affaire du « Dupont de Ligonnès écossais », où tous les journaux se sont contenté d’une confirmation de 15ième main (une source policière française) sans jamais aller chercher à la source même.

De plus, cela a encore augmenté la « nécessité » de « l’info spectacle » pour « attirer l’internaute ». Quitte à prendre d’immenses libertés avec la réalité. Comme cela a été le cas avec les « implant files » (c’est mon domaine professionnel), où ils ont distribué 40% de vérité, et 60% de fake news servant à la partie spectacle.

Tout ceci a donc totalement dégradé le statut et la vision que la population avait des journalistes. Ce qui a permis de donner corps à tout ce qu’on a appelé « faits alternatifs », et au complotisme.

Là dessus le Covid n’a rien arrangé. Car le traitement journalistique, au moins en France, c’est avéré totalement catastrophique. Depuis le début les médias ont joué le jeu de « l’expert disruptif », que ce soit avec le Pr Raoult, ou avec ceux qui disaient « les décisions gouvernementales sont absurdes ». Ensuite ils ont renforcé la « vision complotiste » par un traitement totalement déséquilibré de l’information. Ainsi à chaque mort « potentiellement liée au vaccin », ils ont écrit (à raison) « le lien doit être prouvé » (oui ce n’est pas parce que je me suis fait vacciné hier, que j’ai gagné aujourd’hui le jackpot de l’Euromillions). Par contre ils répercutent sans sourciller « depuis la crise 120000 morts du Covid ». Et pour cela il ne leur semble pas nécessaire de s’assurer que la cause réelle de la mort est bien le virus, et non le stress, leur comorbidité, ou toute autre cause.

Ils se focalisent aussi uniquement sur l’aspect « virus », sans aucun article de fond sur les impacts psychiques. Contrairement à ce que j’ai pu lire sur des sites belges. Ce qui montre aussi une absence certaine de capacité à « se poser des questions ». Ce qui pourtant devrait être le coeur de leur métier.

Et pour tout arranger, un certain nombre de journalistes écrivent des articles sur des sujets sur lesquels ils sont totalement incompétents. Je me souviens ainsi avoir lu une dépêche AFP sur un vol d’iridium (élément radioactif) par DAESH. Le journaliste, qui écrivait cela deux mois après le vol, disait globalement « houlala selon l’AIEA c’est dangereux car ils pourraient s’en servir dans une bombe sale ». Petit problème, la demi-vie de l’Iridium est de 70 jours. Autrement dit, entre le moment du vol, et l’écriture de l’article, la radioactivité de l’Iridium en question avait déjà été divisée par 2. Et comme il est à peu près certain que l’Iridium volé n’était pas « frais » cela signifie qu’au moment de la rédaction de l’article il était devenu moins dangereux que le granit breton!

Je ne prétends pas, dans ce billet de blog, expliquer l’ensemble des facteurs de la crise du journalisme 🙂 Je ne fais juste que mettre en exergue un point, structurel, que ne vois pas ailleurs, et qui me semble avoir du sens.

Je trouve en effet ce point intéressant, surtout mis en relation avec la série de vos articles sur le sujet.

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