Catégories
Non classé

Le modèle économique des médias tue la démocratie

Aux Etats-Unis, Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post, a demandé que le journal ne prenne pas position sur la prochaine élection américaine. Cela empêche donc la rédaction de proclamer qu’ils roulent pour Kamala Harris. Bezos entend remettre en cause le fait que les journalistes « s’engagent » et souhaite qu’ils adoptent une neutralité qui est l’essence même de leur métier. En cela, je ne peux que l’approuver. J’attends d’un journal qu’il me donne des informations pour me faire une opinion, pas qu’il me donne les opinions de ses journalistes sur ce qu’il faut penser ou croire.

Cette décision a immédiatement suscité une levée de boucliers, tant en interne que chez les abonnés, avec 200 000 résiliations d’abonnements. Cela montre à quel point une part importante du lectorat d’un journal tient à cet engagement. Finalement, entre une neutralité informative, et un engagement affirmé, qui conforte des opinions, le choix du public est assez clair. S’ils paient et s’abonnent à un médias, c’est pour y lire ce qu’ils ont envie de penser et de croire. C’est un choix légitime, mais ce n’est pas le mien.

En France, nous avons aussi ce phénomène, avec des médias militants, comme Médiapart, qui bénéficient d’une communauté d’abonnés importante, dont les motivations sont clairement de soutenir un média qui exprime publiquement leurs opinions politiques et met en avant les thématiques qui leur tiennent à coeur. L’extrême-droite constatant que ce modèle économique fonctionne bien, développe rapidement la même chose, avec des virages radicaux de publications déjà bien à droite, comme Le Figaro, ou pire, Valeurs Actuelles. L’application la plus méthodique de ce virage est celle du groupe Bolloré, qui pratique l’épuration dans les rédactions des médias qu’il rachète, pour en faire des organes de propagande.

Au final, on se retrouve avec de moins en moins de médias dont la mission reste d’informer, de manière impartiale. De plus en plus, il faut se poser la question de l’existence d’un agenda politique derrière la mise en avant de certains sujets, ou de certains angles, et s’obliger à lire plusieurs journaux différents, pour arriver à se faire une idée juste de la réalité (toujours plus complexe et nuancée que ce qui peut être raconté en 2000 signes). Tout le monde n’a pas le temps, ni l’envie de se livrer à cet exercice.

Cela est dangereux pour la démocratie, car il faut bien constater la puissance de frappe de ces médias, et leur capacité à poser, de manière orientée, les termes du débat public, celui auquel les élus se sentent obligés de répondre. Quand la question est mal posée, la réponse ne peut pas être pertinente (outre le fait que bien souvent, la réponse est induite par la manière dont la question est posée).

Il existe donc, de plus en plus, une demande non satisfaite par les médias, du moins par les médias mainstream, ceux qui vivent de la publicité ou d’abonnements à prix modiques (nécessitant donc un gros volume d’abonnés). Pour trouver cette offre, il faut se tourner vers une presse professionnelle, ou de niche, dont les abonnements sont bien plus chers. On se heurte à un obstacle, qui est la propension du lecteur à payer aussi cher, alors même qu’une information bas de gamme ou biaisée est disponible gratuitement, et suffit à la plupart, à se considérer comme « informé ».

On est là devant un problème démocratique qui ne va pas aller en s’arrangeant. On va au devant d’une polarisation encore plus forte des débats publics, comme ce que l’on voit aux Etats-Unis, de manière caricaturale. Chaque camp vit dans un autre « pays mental » que l’autre, Républicains et Démocrates ont de moins en moins de choses en communs, et un type aussi erratique et délirant que Trump arrive quand même à convaincre des millions de personnes de voter pour lui.

Je n’ai pas envie de cela pour la France, et pourtant, on s’y dirige. Le modèle économique, mais aussi les aspirations et la « culture professionnelle » des journalistes poussent à cette politisation des médias, et donc à leur radicalisation.

Le maintien d’au moins un grand titre de presse, ayant les moyens de couvrir toute l’actualité, de manière factuelle et équilibrée, est indispensable. Retrouver ce qu’était autrefois « Le Monde », en inventant de nouveaux modèles de financement. Cela peut être un milliardaire, conscient de la nécessité d’un tel outil, qui y consacre l’argent nécessaire (je n’y crois pas trop pour la France). Cela peut aussi être un financement plus participatif, où des citoyens décident de soutenir, de manière militante, le maintien d’un ilot de neutralité et de hauteur de vue, au milieu d’un océan de militantisme plus ou moins radical. Là encore, ce n’est pas gagné, car avant toute chose, il faut que ce média « neutre » existe, avec un équipe et un patron qui l’animent et le font vivre sur cette ligne exigeante. Pour l’instant, je ne vois pas trop où il est…

11 réponses sur « Le modèle économique des médias tue la démocratie »

Lorsque *tous* les journalistes expliquent qu’un média neutre, ca n’existe pas, j’ai tendance à les croire. Ou alors, on ne mets pas le même sens derrière le mot neutre.

Ce que j’attend d’un bon journal :
– les faits sont vérifiés
– une investigation allant au dela de la dépèche
– une analyse est fournie, compatible (quand ca a du sens) avec le consensus scientifique
– quand il n’y a pas de consensus, les principales analyses sont proposées
– la plupart des faits de sociétés sont couverts
– la position politique moyenne des journalistes est claire

Tant que ces conditions sont remplis, je n’ai aucun problème a ce que le journal soit orienté politiquement.

Par contre, les journalistes qui se déclarent neutres, ne le sont généralement pas, mais pire, ne sont pas conscient qu’ils ne le sont pas. Au mieux, ils reflètent l’avis moyen de leur milieu. Le plus souvent, ils sont conservateurs (= veulent que la situation ne change pas) et ne s’en rende pas compte. Au pire, ils sont militants, mais le cache pour se rendre plus crédible.

Prenons l’exemple du budget et de la dette. J’aimerais trouver :
– pourquoi un taux de dette trop élevé est un problème grave
– quels sont les plus gros postes de dépenses, et les sources de revenus
– les pistes proposés pour résoudre le problème, leurs avantages et leur inconvénients à différent horizons – en l’absence de consensus sur les conséquences, les principales positions des économistes

Si on zoom sur la propistion du jour de carence pour les fonctionnaires :
– le problème (en général bien fait) : le nombre de jour est plus grand chez les fonctionnaires
– plus de détail : répartition par type de fonctionnaire (territorial, santé, éducation, etc…) quand c’est utile – C’est déjà beaucoup plus rare
– l’analyse : visiblement, lorsqu’on se rapporte au type de poste/carrière, la différence avec l privé est divisé par 10! (quasiment jamais partagé)
– le 2eme niveau d’analyse : y a t il plus de fraude public VS privé ?
– est-ce efficace (expérience dans le passé)
– y a til des propositions alternatives pour résoudre le problème ?
Ensuite un journal de gauche pourra conclure que les fonctionnaires sont essentiels a l’équité de notre société, et qu’il est donc logique qu’ils aient un statut particulier, quitte à couter plus cher, tandis qu’un journal de droite peut conclure qu’il est plus important de s’occuper des citoyens, quitte à exiger plus des fonctionnaires.

Justement, quel média remplit ces conditions? Pour ma part, je n’en vois quasiment aucun. Et le problème de l’analyse compatible avec le consensus scientifique c’est bien le problème le plus partagé: il y a quand même quelques exemples flagrants de méconduite journalisitique, et ce n’est pas la pseudo-officine de déontologie des journalistes qui arrange les choses!

La Croix a fait un dossier récemment sur le sujet, mais en oubliant un aspect important: les biais des journalistes eux-même!! https://www.la-croix.com/culture/etats-generaux-de-l-information-cinq-pistes-pour-retablir-la-confiance-20240912https://harris-interactive.fr/wp-content/uploads/sites/6/2015/09/Results_HIFR_Medias_14062012.pdf

Et le problème de la formation des journalistes n’est pas nouveau: un certain François Ruffin en a fait un livre il y a plus de 20 ans!!

Donc il y a vraiment de quoi être pessimiste sur l’avenir du journalisme.

Dans l’ensemble, la neutralité des media n’existe pas, sauf à se cantonner à de la dépêche.

Si on parle de neutralité des analyses, trop souvent on définit neutralité par « qui se satisfait du statu quo/relativise ou temporise à outrance ». C’est dans la plupart des cas un centrisme vaguement conservateur qui se situera toujours (parfois malgré lui) dans le camp du pouvoir ou des classes dominantes.

Si on parle de neutralité dans la couverture des sujets, autant financer beaucoup plus les agences de dépêche pour que rien ne leur échappe, ou qu’elle couvre beaucoup plus vite. Puisque c’est censé être la matière première du journalisme.

Si par neutralité on doit comprendre « élever le niveau d’expertise » sur des sujets ultra-niches ou la nuance et la prudence sont de mise (santé, environnement, etc.), oui ce serait sans doute utile et souhaitable. Mais là on se situe dans le champ de la compétence technique, cela n’empêcherait pas des analyses orientées.

Les sciences sociales et les sciences dures sont aussi traversées par des courants, pourquoi devrait-il en être différemment du journalisme ? Il peut y avoir des medias orientés de qualité. Mais c’est là que le bât blesse. Ils sont beaucoup trop précaires financièrement aujourd’hui pour que ce soit leur principal cheval de bataille.

Par neutralité, j’entends « honnêteté intellectuelle », exploration de tous les angles potentiellement intéressant, absence « d’agenda politique » et donc pas de volonté d’utiliser son journal ou ses articles pour faire avancer des causes précises. Il y a de moins en moins de médias français que l’on peut qualifier de « neutres »

Mais l’agenda politique de ces medias est quand même ouvertement annoncé, ou au moins tellement évident que ça se voit venir de loin.

Perso je sais que CNews and co ne sont pas ma crèmerie, je les vois venir à mille kilomètres donc je vais ailleurs.

Si le problème de l’absence de neutralité c’est que tout le monde n’est pas intellectuellement ou culturellement outillé pour lutter, la réponse est dans l’éducation aux medias (quitte à ce que les medias doivent en financer une partie d’eux-mêmes, rien n’empêche d’en faire une condition pour l’attribution des fréquences par ex)

Si le problème de l’absence de neutralité, c’est le manque d’alternatives dans l’offre, la réponse ne serait pas dans la régulation ? Qu’on empêche Bolloré (and co) de faire la mainmise sur l’essentiel des medias, soit en durcissant la loi soit en ayant le courage de l’appliquer.

Surtout, l’absence de neutralité des media ce n’est qu’un moyen. Celui trouvé par des godzilliardaires qui ont plié le game du business et cherchent un nouveau truc pour exploiter leur puissance. Tu supprimes Musk et Bolloré, tu supprimes une grande partie du problème quand même.

Le problème n’est pas quelques milliardaires, mais le sous-financement des médias et la (dé)formation des journalistes. C’est tellement plus agréable, et moins coûteux de faire des articles d’opinion, que de l’enquête exhaustive. Et en plus, ça plait au public, que ça intéresse majoritairement plus de lire ce qui va le sens de leurs opinions, que ce qui les amènent à réfléchir. Cela ne me pose pas de problème qu’il y ait des médias d’opinion, qu’on détecte effectivement assez vite. Le souci, c’est quand il ne reste plus que ça…

Barthes à ses débuts avec le petit journal était encore relativement neutre, et pourtant, après quelques années, il est devenu aussi neutre que Médiapart.
Le Monde possédé par Niel aurait pu être ce média neutre et impartial, mais le problème vient -et c’est l’avis de l’un des journalistes les plus expérimentés de Libération qui me l’a confié- des écoles de journalisme, qui forment à sens unique une génération de journalistes extrêmement orientés. Et comme pour ensuite décrocher un job, il faut maintenant obligatoirement ce diplome d’école de journalisme, ce qui n’était pas le cas par le passé, c’est finalement un biais qui non seulement s’entretient, mais s’accentue.
En fait, tout le monde tape sur Bolloré, mais je dirais qu’il ne fait que rouvrir un petit espace médiatique à droite, car tout le reste est bien ancré à gauche depuis pas mal de temps. Qui se souvient de quand TF1 roulait ouvertement à droite ?

Bonjour,
je vais me permettre de réagir avec ma casquette journaliste/propriétaire de média et pardon par avance pour la pub.
Je gère donc le Projet Arcadie, qui est un média parlementaire.
Je ne sais pas si je suis toujours neutre, néanmoins, j’essaie toujours d’être la plus factuelle possible.
Je suis financée uniquement par mes lecteurs et comme dit dans le billet, c’est compliqué. C’est une bataille au quotidien.
J’aimerais couvrir plus de sujets, produire plus, mais ce n’est matériellement pas possible en l’état actuel des finances.
Je constate aussi que certains papiers, très fouillés, très factuels, très neutres, ne sont pas les plus lus.
À l’inverse, certains papiers plus satiriques ou plus « potins » sont immédiatement relayés.
J’ai quelques contre-exemples mais, globalement, je suis obligée de reconnaître que les papiers les plus légers sont les plus accrocheurs.
Donc, comme je vis de mes lecteurs, je dois m’adapter.
Un papier sur la dette ? Personne ne va le lire.
Un papier sur la directive TVA, qui a été l’un des arguments du rapporteur général de la commission des finances, pour repousser les amendements portant sur la TVA ? Idem.
Je suis un média de niche, qui se voulait généraliste, dans le sens où je m’adresse à tout le monde.
Néanmoins, je pense réellement basculer vers un autre modèle, pour ma propre survie.

Bonjour. LES problèmes concernant l’information sont malheureusement nombreux. Tout d’abord faire de l’information de qualité nécessite du temps. Or, aujourd’hui le temps médiatique est défini par Internet. Ce qui signifie que l’espérance de vie d’une information est de l’ordre de la nano-seconde. Ce qui est bien trop court pour « produire de l’information ».

Ensuite, une information de qualité est nécessairement longue. Elle ne peut donc « tenir en 140 caractères » et n’est donc pas twittable.

Après une information de qualité ne peut être écrite que par des personnes ayant une compétence minimale dans le domaine abordée. Or, malheureusement beaucoup de journalistes écrivent sur des sujets sur lesquels ils n’ont strictement aucune connaissance.

Enfin, la polarisation politique des médias ne fait que refléter la polarisation politique de la société. Je ne pense pas que cela soient les médias qui aient générés cette polarisation. Mais plus qu’ils sont en sont un moteur de continuation par le fait qu’ils se soient adaptés à la polarisation. Et dans les faits, il ne font que reproduire la notion de « safe place » qui est apparu aux USA avant de se propager chez nous. De ce fait vous les considérez comme de médias « politiquement orientés ». Mais, dans une telle société, un média qui produirait de l’information « neutre et objective » serait un média hautement militant et à engagement politique très fort. Puisque cela signifierait qu’il ne souhaite « refléter la société » mais bien agir dessus en présentant une approche « différente de la norme ». Donc oui, elle nécessiterait un multi-milliardaire derrière, ou un groupe suffisamment important de personnes, prêts à s’engager sur un combat de plusieurs dizaines d’années, afin de « changer la société ». Ce qui est loin d’être facile à trouver.

Je découvre le nouveau livre de Marcel Gauchet; il pointe très bien me semble-t-il une dualité de niveaux dont on n’a pas assez conscience: celui de la démocratie, et celui des soubassements (sociologiques etc) qui régissent pour une large part le développement ou la fin de telle structuration au niveau politique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *