L’illusion politique est un ouvrage de Jacques Ellul, paru en 1965, dont je viens de terminer la lecture (il vient d’être réédité en poche). Il trouve, en cette période étrange, une résonance particulière.
Jacques Ellul est un auteur très singulier dans le paysage intellectuel français. Son œuvre (importante) est biface, avec d’un coté un sociologue du technique et de la propagande idéologique, et de l’autre, un théologien protestant. Il est resté toute sa vie professeur à Bordeaux, donc loin des chapelles idéologiques parisiennes. Enfin, il ne se pose pas en théoricien construisant des cathédrales intellectuelles, mais comme un essayiste, qui engage une conversation sur des thèmes qui se retrouvent d’un livre à l’autre. C’est un marginal, et c’est ça qui le sauve aujourd’hui, car il a développé une pensée originale, faite d’intuition, mais aussi d’excès et d’erreurs. On est rarement complètement d’accord avec Ellul, qui est parfois dans l’excès, et décrit un monde daté. On en prend et on en laisse, mais il fait réfléchir, car il sort des sentiers battus.
Dans l’illusion politique, il part du postulat que cela fait déjà bien longtemps que la classe politique a perdu le contrôle du pays, que la « politique » ne dirige pas grand chose, et que la vie politique est un théâtre d’ombres. Je retrouve ce que nous vivons en 2024 dans bien des descriptions qu’il fait de la situation des années 60.
Pour Ellul, il y a des décisions politiques majeures, que l’on ne prend que quelques fois par décennies, et qui engagent profondément. Toute la suite n’est que la mise en œuvre nécessaire de ces décisions majeure. C’est par exemple le choix énergétique du nucléaire, ou encore la construction européenne. Une fois qu’on s’y engage, beaucoup de décisions présentées comme le fruit de décisions politiques, ne sont que l’application des mesures nécessaires, sans réelle marge de manœuvre. La grosse erreur du politique est de continuer à faire croire aux citoyens que malgré cela, on a quand même toujours le choix, et qu’on peut renverser la table. Mais en fait, quand les citoyens prennent les politiques au mot, et le font (comme pour le référendum européen de 2005), ça se termine mal, car en fait, on n’a pas le choix. Ou alors, il faut prendre une autre décision majeure, qui engage pour au moins une génération.
Une autre illusion est de faire croire que les politiques sont aux manettes du quotidien, et qu’un ordre, parti du bureau d’un chef d’Etat ou de gouvernement, s’applique rapidement, et change la vie concrète des gens. Or, c’est totalement faux, et les politiques ne font que tenir le gouvernail d’un lourd paquebot, à la tête d’une bureaucratie qui est la condition de l’efficacité de l’action publique, dans un monde complexe. Toutes les politiques de « simplification » ne sont qu’un leurre, car la mise en œuvre des politiques publiques nécessite de résoudre ou d’arbitrer entre de nombreuses injonctions contradictoires, et ne peut s’appliquer qu’avec des effectifs nombreux de fonctionnaires qu’il faut motiver et coordonner.
Le troisième problème que pointe Ellul est que la politique se fait souvent sur des objets symboliques, qui n’ont parfois qu’un lointain rapport avec la réalité. C’est particulièrement visible aujourd’hui, où nombre de politiques publiques sont conçues sur la base de clichés et de concepts fantasmés. Il s’agit de lutter contre la « théorie du genre » ou le « néolibéralisme », d’éviter le « grand remplacement », de fustiger les « ultra-riches ». De plus en plus, la pensée politique est déconnectée des réalités, donc il ne faut pas s’étonner que si les décisions sont prises sur des prémisses idéologiques, elles n’aient que peu, voire aucun effet sur la réalité.
La quatrième illusion est le faux-semblant démocratique. Notre système politique actuel est qualité de « démocratie » en faisant croire aux simples citoyens qu’ils sont dans l’Athènes de Périclès, et qu’ils ont réellement du pouvoir, alors qu’il n’en est rien. Beaucoup s’en sont d’ailleurs rendus compte, développant une amertume et un rejet des élites qui continuent à leurs seriner ces contes pour enfants. Les français ont, dans leur grande majorité, l’impression d’être pris pour des imbéciles. Les mécanismes de « participation citoyenne » ne sont que des emplâtres sur cette jambe de bois, des gadgets n’ayant pas d’effet réel sur le « système ». En 1965, déjà, cela se voyait.
Jacques Ellul fustige également l’idée que « tout est politique », et que les solutions à tous les problèmes ne pourraient donc passer que par la politique. Il voit dans cette manière de charger la société de toutes les responsabilités, une forme d’impasse, car on demande à la politique de régler des questions qui relève de valeurs. L’Etat est sans doute le bon outil pour les questions de gestion matérielle et administrative de la cité, mais certainement pas pour trancher des sujets autour du bien et du mal, du vrai et juste. Demander au « politique » de trancher des enjeux moraux, c’est lui demander plus qu’il ne peut donner, et se retrouver nécessairement déçu et amer. Or, nos politiques ne font que nous parler de valeurs, de justice, de grands principes ! Ils posent beaucoup de constats, et de questions, soulèvent des espoirs auxquels ils sont bien en peine de répondre concrètement et efficacement.
La déception profonde des français vis-à-vis de la politique (et donc des institutions et de la classe politique) vient sans doute en partie de ces illusions. On attend trop de l’Etat et des institutions publiques, on croit trop qu’on peut « tout changer », qu’il suffit d’en avoir la « volonté politique ».
On ne pourra véritablement s’en sortir qu’en tordant le cou à cette illusion de la politique, telle qu’elle nous est vendue, et à laquelle, malheureusement, nous sommes attachés, car elle fait partie de notre culture.