Le Sénat vient de rendre un rapport très intéressant sur le recours des services de l’État à des cabinets de consultants privés. Vu les montants engagés et l’influence que pourraient avoir ces cabinets sur les politiques publiques, cette initiative est complètement dans les missions du sénat. Pour une fois qu’une commission d’enquête parlementaire n’est pas la suite d’un scandale ou d’une indignation médiatique, ce travail est à saluer comme l’une des meilleures initiatives de contrôle prise par une assemblée parlementaire ces dernières années.
Malheureusement, ce travail est quelque peu gâché par l’exploitation médiatique qui en est faite, et la volonté de certains d’y chercher des fautes pénales. Pénalement, il n’y a rien pourtant pas grand chose à gratter. Le code des marchés publics a probablement été respecté : vu les montants, et les cabinets concernés et l’éclatement des décisions de commande, le risque d’une fraude est assez faible. Les sénateurs n’auraient certainement pas raté une occasion de pointer une faille sur ce volet. La plainte annoncée par le Sénat contre un responsable de McKinsey est largement de la poudre aux yeux. Le délit de mensonge devant une commission d’enquête suppose que la personne interrogée ait sciemment menti, sur des éléments ayant un impact réel sur les conclusions du rapport. Le fait que McKinsey paie effectivement de l’impôt sur les sociétés en France, ou pas, n’a que très marginalement d’impact sur le sens et les conclusions du rapport. Rien à voir, par exemple, avec un professeur de médecine, qui témoigne comme expert indépendant, et qui ne mentionne pas ses liens d’intérêts avec le secteur économique qui est sous le feu des critiques dans le cadre de la commission d’enquête.
Le véritable sujet est politique, c’est celui de la doctrine d’emploi de cabinets de consultants privés par les pouvoirs publics. Le principal apport de ce travail sénatorial, est de montrer que cette doctrine n’existe pas ou trop peu, et que chaque ministère fait ce qu’il veut, sans véritable cadrage. D’où un sentiment de gâchis d’argent public, et surtout, un risque pour les pouvoirs publics, d’être exposés à des influences politiques insidieuses. Les décisions politiques prises à la suite d’un rapport peuvent être induites par les présupposés (avoués ou pas) de ceux qui écrivent le rapport, donc sur la manière dont ils ont posé le débat et les questions. Ce n’est sans doute pas le fruit d’un hasard complet si c’est le groupe communiste au Sénat qui est à l’origine de la mission, les grands cabinets de conseil visés n’étant pas, fondamentalement, des adeptes du marxisme, mais à l’inverse, des libéraux, pour ne pas dire pire.
Vu les montants en jeu (1 milliard sur 5 ans) et les risques de « porosité » politique sur des sujets sensibles, il est nécessaire que ce rapport ait des suites, car il soulève des questions de fond qu’il n’est pas possible d’évacuer d’un revers de main. Cela a déjà d’ailleurs commencé, le gouvernement ayant pris, en catastrophe, en janvier 2022, une circulaire pour essayer de cadrer le recours aux cabinets de conseil. C’est bien la preuve que les sénateurs ont levé un lièvre ! Cela doit donner lieu à un débat public plus large que les simples sphères administratives.
Là encore, le traitement médiatique du sujet est assez pitoyable, avec pleins de commentaires de personnes qui glosent sans savoir comment fonctionne un cabinet de conseil, et encore moins ce qu’il apporte. Mettre en lien le prix de la mission et le simple rendu final, c’est terriblement réducteur et témoigne, soit d’une mauvaise foi, soit d’une ignorance crasse (bien souvent, c’est une combinaison des deux). Pourtant, si on ne part d’une bonne base, à savoir un constat partagé, et conforme à la réalité, on n’arrivera à rien sur un sujet où il existe des marges de manœuvre pour améliorer les choses.
L’apport d’un cabinet de conseil ne se résume pas aux parties « visibles » comme les rapports écrits et les power-point. Ce ne sont souvent d’ailleurs que des traces d’un travail plus profond, à la fois de la part du cabinet, mais aussi chez le commanditaire. Faire venir, dans une structure, des personnalités extérieures, peut avoir un impact sur la manière dont la structure se pose des questions, sur la manière dont elle pose le problème. Une part du travail des cabinets de conseil est d’amener leurs clients à penser autrement. Dans certains cas, le « problème » tel qu’il est identifié, est un effet de perspective, et décentrer le regard peut être salutaire. Beaucoup connaissent le syndrôme « nez dans le guidon », où à force d’être dans l’action, toujours avec les mêmes personnes, qui vous disent les mêmes choses, on perd du champ de vision, voire de l’esprit critique. Pour une administration, un tel apport peut se révéler pertinent, pour « voir » la réalité sous un autre jour.
Le deuxième apport d’un cabinet de conseil est qu’il est (normalement) extérieur au microcosme dans lequel il intervient. Cela lui apporte une forme de neutralité et surtout, permet de sortir de face-à-face et d’impasse dans lesquelles s’enferrent ceux qui ne sortent plus de leur petit milieu. C’est sur ce modèle que fonctionnent les arbitrages, où interposer un tiers entre deux acteurs lourdement en conflit, permet de rétablir une forme de discussion, à même d’amener vers une résolution des problèmes. Pour que cela fonctionne, il faut des conditions très précises, mais il ne faut pas écarter cet apport, pour le coup assez immatériel, et ne donnant pas toujours lieu à une production écrite. Cela vaut pourtant cher, d’arriver à débloquer une situation. Parfois, cet apport est instrumentalisé pour faire endosser au tiers extérieur des décisions impopulaires, que le décideur politique n’arrive pas, ou le plus souvent, ne veut pas endosser. Dans cette affaires de recours aux cabinets de conseil par l’Etat, c’est un aspect qu’il ne faut pas négliger !
Les grands cabinets de conseil ont une masse critique (ce qui est le cas des McKinsey et consorts), ils regroupent un panel de talents et de compétences divers, qu’aucun de leur client n’a, en totalité, en interne. Les entreprises et administrations ont des compétences, parfois très pointues, mais limitées à leur objet d’activité. Elles n’ont que rarement besoin d’avoir des spécialistes en management des organisations, en résolution de conflit, ou encore en analyse. Les corps d’inspections, censés jouer ces rôles, sont en fait composés de fonctionnaires « expérimentés », plus ou moins mis au placard (donc pas forcément les meilleurs), qui ont surtout une « expérience métier ». Quand on ne rencontre un sujet que très épisodiquement, c’est une aberration économique d’internaliser toutes les compétences dont on n’a rarement besoin. Les armées ont longtemps eu cette vision, au nom d’impératif d’autonomie d’action, de tout avoir en interne. On en est revenu, vu le coût que cela représentait, par rapport aux moyens (en baisse). Cela explique que les tarifs à la journée de ces cabinets soient très chers. Il y a des couts fixes, avec des personnels hautement qualifiés dans plein de domaines, qu’il faut faire venir et garder (le turn over est important).
Pour autant, le recours à ces cabinets de conseil n’est pas toujours pertinent, et c’est là qu’il faut que le politique ait une réflexion de fond. Pour quelle type de mission (ou partie de mission) est-il raisonnable et pertinent de recourir à un cabinet extérieur ? Faut-il l’interdire sur certains sujets, dans certains ministères ? Faut-il faire du cas par cas ou passer des marchés globaux permettant d’avoir un meilleur contrôle sur ce que font ces cabinets (et ce qu’ils coûtent) ? Quelles procédures d’autorisation (et donc de contrôle) ? Voilà les véritables questions à laquelle le gouvernement, mais aussi la haute administration, doit répondre.